NOTES D'INTENTION

Si d'aventure un extra-terrestre après avoir débarqué sur la terre et fait un tour en ville se retrouvait par le plus grand hasard dans un œ consacré à l'art contemporain il serait surpris de constater que les oeuvres qui y sont exposées n'ont pas grand rapport à ce qu'il a observé dans la ville... A part un néon de Dan Flavin dans un coin de murs et trois téléviseurs empilés de Nam June Paik, il aura l'impression d'être dans un bric à brac d'objets de caractère artisanal et régressif, qui ressemble plus à un œ archéologique, voire ethnographique, qu'un lieu où en principe s'exprime la modernité avec les matériaux et les outils de la modernité. Il s'en retournera alors perplexe chez lui en pensant qu'on peut toujours... se tromper et qu'il faut être toujours prudent sur ce qu'on s'imagine connaître.
Entre hier et aujourd'hui, entre le passé et le présent, le fil est ténu. Nous passons sans arrêt de l'un à l'autre avec de brèves avancées et de brusques retours en arrière. Nous sommes coincés à la jointure de deux cultures. Le principe même de notre progression, au fil des pages, sera celui de la polka : deux pas en avant, un pas sur le côté. C'est à une lecture non linéaire que vous êtes conviés. Vous pouvez commencer la lecture de ce livre indifféremment par le dernier chapitre ou à la première page que vous ouvrez. Ce qu'on pourrait prendre à première vue pour des redites (et Dieu sait si elles sont nombreuses...) n'est qu'une "méthodologie" aléatoire et subtile, non pour reprendre les mêmes chemins, mais pour retrouver les mêmes paysages, mais sous des angles différents...
Nous sommes en plein changement de paradigme et de transformation de nos cadres de références. Ce changement va affecter maintenant et directement le cadre de l'art, et cela plus rapidement qu'on ne pense.
La crise ressentie dans l'ordre de la création, comme dans celui de l'économie de l'art, ne peut qu'en accélérer les effets. Ce qu'il nous faut constater pourtant c'est que notre présent est encore, et surtout, fait du passé ! Les mouvements vont vite en surface, mais le corps de la société et ses mentalités profondes évoluent avec lenteur. C'est comme si, dans notre vie, des vitesses, des mondes, des cultures différentes, se superposaient comme des plaques tectoniques en déplacement, avec de temps à autre des points de jonction et d'im-prévisibles raccordements. Nous avons du mal à fixer des repères. Sans arrêt nous passons des uns aux autres, dans ce mouvement d'aller-retour qui rend compte d'une "réalité" mouvante, une réalité qui se situe dans "l'entre-deux". Cette gymnastique, entre un "après", déjà en marche, et un "maintenant", encore lesté du poids du passé, donne à notre quête un caractère chaotique. Un nouveau paradigme en art fait apparaître de nouveaux principes qui avaient toujours été présents, mais que nous n'avions pas reconnus encore comme tels. Ces nouveaux principes incluent automatiquement les anciennes conceptions. Ils les intègrent comme vérités "partielles", tout en les élargissant. Cet élargissement permet de résoudre les oppositions entre les modes de pensée traditionnels et les nouvelles données qui sont perçues souvent comme contestataires. Il faut prendre garde de ne pas s'aligner sur les modèles esthétiques d'hier, le monde d'aujourd'hui ne peut s'élaborer et s'interpréter qu'à travers de nouvelles grilles qui se mettent progressivement en place. Le milieu qui nous acculture est très prégnant, en art peut-être plus qu'ailleurs. Il faut rester vigilant pour capter la nouveauté qui surgit le plus souvent là où elle n'est pas attendue. Son visage ne ressemble à rien d'identifiable, rien de connu pour le système de référence dont nous disposons. La catégorie art est une catégorie à la géographie si incertaine que des territoires entiers peuvent soudain surgir ou au contraire disparaître. Les nouveaux paradigmes dans l'art, comme dans d'autres domaines, sont toujours accueillis dans un premier temps avec scepticisme, si ce n'est avec ironie. L'histoire de l'art est faite d'une succession d'exemples qui témoignent de cette incompréhension ou de cette hostilité première. Dans ce livre, il appartient à chacun de saisir au vol ce qui lui convient en cours de route selon les principes de l'auberge espagnole. Prenons garde de ne pas faire du sur-place, alors que le départ est déjà donné... Il faut savoir prendre des risques raisonnés. Pour regarder les étoiles, il ne suffit pas aujourd'hui de lever les yeux vers le ciel : il faut tendre les mains vers elles, et se jeter les yeux fermés dans le vide du cyberespace... Première, seconde, marche arrière, double débrayage : nous sommes dans "l'art du moteur". Regardons devant, regardons derrière, nous voyons tout avec la "machine-vision".
Attention, cet ouvrage a été écrit au nom du devoir sacré d"imper-tinence", devoir qui appartient à tout artiste digne de ce nom. Sans impertinence et sans totale liberté de dire, l'art ne saurait exister ! Cet ouvrage a fait l'objet d'une rédaction patiente tantôt à la lumière d'une lampe halogène, tantôt à celle d'une bougie.
Il a été rédigé sur ce lieu singulier et symbolique que j'ai appelé le "Territoire", pays à la fois réel et virtuel, souverainement indépendant, pays dont le centre est partout et la circonférence nulle part.
De la première à la dernière ligne, ces écrits témoignent du désir et de la volonté de "comprendre" et de "faire comprendre" la place et le sens de l'art dans le monde dans lequel nous vivons et dans celui où nous sommes appelés à vivre. C'est connu, les idées nouvelles cheminent avec lenteur avant d'affleurer à notre conscience. Néanmoins, nous n'avons pas le moindre doute à ce sujet, phénomène d'édition (marketing oblige...), cet ouvrage contre toute attente se vendra par centaines de milliers d'exemplaires : aux artistes, aux voyageurs de commerce et à l'honnête homme, lecteur de la littérature de gare, qui emprunte chaque jour les trains de banlieue... à ses risques et périls. Ce livre se vendra aussi à la sauvette, dans les couloirs du métro, et au prix fixé par le code barre dans les supermarchés. Il se vendra surtout en ligne sur Internet chez Amazon et ailleurs. Il se vendra enfin à tous ceux qui, passant par là, voudront en savoir plus sur l'art contemporain, la culture, les valeurs symboliques et leurs diverses formes d'expression au sein d'une société et d'une culture déclinante, édifiées sur la notion de goût et le culte du profit.
Il interpellera tous ceux qui ont pressenti que l'Histoire de l'art, son destin, ses devenirs possibles, ne sont pas étrangers à l'évolution biologique, à l'histoire des outils, à l'environnement socio-politique, à celui des médias. Les réseaux de
communication en sont la source même. Il interpellera aussi ceux, qui ont pressenti que ces domaines en constant développement créent aujourd'hui les conditions de nouvelles formes d'art. La transmission culturelle dématérialisée oblige l'émergence d'une créativité et d'une intelligence collectives, une exploration de nouveaux espaces-temps, une "dilatation et densification " des potentiels imaginaires et sensibles... Ce livre est un livre d'artiste. Il parle de tout et il ne parle de rien. Il insistera sur le point que la technologie n'est pas uniquement instrumentale, mais qu'elle a valeur épistémologique. Il tentera de dire et de répéter, en rapport avec le propos de l'art, que si la technologie produit des objets "autres", elle a surtout l'immense vertu de nous faire "voir" et "vivre" le monde autrement, ce qui est justement, aussi, le juste propos de l'art.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, une précision s'impose. Très souvent sera employée dans le texte qui suit l'expression "art contemporain". Il faut éviter les malentendus. Que faut-il entendre au juste par "art contemporain" ? Dans notre esprit, il ne s'agit nullement, bien sûr, de l'ensemble de la production des arts d'aujourd'hui, ce qu'on pourrait appeler aussi... l'art vivant, un art vivant témoignant d'une grande diversité dans les expressions et les techniques. En effet, à tout observateur il apparaît clairement que de nombreuses facettes peuvent façonner en vérité l'art d'aujourd'hui. Avec la terminologie "art contemporain" se trouve désigné de façon plus restrictive un art de référence, directement issu d'un milieu national et international bien défini, et identifié, dont les structures économiques et idéologiques bénéficient de l'appui d'un marché spécifique et d'institutions officielles, en France notamment de l'Etat et de beaucoup d'instances muséales. Il s'agit donc d'un art dont les modèles imposés par un appareil économico-institutionnel restent à usage élitiste. L"art contemporain" n'a pour public que ses propres opérateurs et acteurs. En quelque sorte, "l'art contemporain" est l'art qui, en se produisant, instaure ainsi simultanément et auto-référentiellement l'idée de l'art. "L'art contemporain" finit par désigner un milieu, des réseaux, un système, d'où sont exclus les autres protagonistes de l'art vivant. L"art contemporain" impose arbitrairement ses icônes et ses idoles, le plus souvent empruntées à l'étranger. Il faut bien le constater, l'art dans ce registre n'est plus avant tout qu'enjeu de pouvoir et commerce comme un autre.
Une fois ces précisions données, l"art contemporain" peut perdre ses guillemets et devenir tout simplement... l'art contemporain dans les textes qui vont suivre. Tout le monde aura compris que l'art contemporain dont nous parlons n'est nullement l'ensemble de la production artistique qui se fait aujourd'hui, mais uniquement cet art dominant, cet art officiel et du marché, qui crée et impose ses modèles de la façon la plus arbitraire et artificielle qui soit.
Malgré notre position critique sur les milieux de l'art contemporain, l'intention à travers cet ouvrage n'est pas de susciter une opération de nettoyage et d'organiser, balai en main, une chasse aux sorcières dans les bureaux paysagés de l'administration du Centre Georges Pompidou, pas plus d'ailleurs que dans ceux du MNAM (Musée National d'Art Moderne), ni dans ceux du CNAC (Centre National d'Art Contemporain), ni encore dans ceux des FRAC (Fonds Régionaux d'Art Contemporain) et autres sanctuaires consacrés à la célébration d'un art remis salutairement en cause ces derniers temps. Un art "officiel", financé sur fonds publics, et dont les scandales cités par la presse sont autant de péripéties qui contribuent à discréditer l'ensemble du système, un système qui finira tôt ou tard par s'effondrer de lui-même. La rigueur et la transparence des organismes publics sont à la charge d'instances de contrôle qui sont payées pour faire respecter ces principes. A la justice, le cas échéant, de faire son travail. Et si elle ne le fait pas, au citoyen français d'en tirer les conséquences. Voir notamment à ce sujet l'affaire qui m'a opposé au Centre Georges Pompidou (jugement du Tribunal Administratif de Paris, 3ème chambre, en date du 7 juillet 1995, condamnant Beaubourg pour excès de pouvoir, jugement pourtant curieusement annulé par le Conseil d'Etat le 17 février 1997). L'énergie est trop précieuse pour être dépensée en pure perte à tout vent. Une fois la démonstration faite, à d'autres de poursuivre le travail commencé... Cette action toutefois aura été exemplaire et sa portée symbolique pleinement remplie. Il en ressort que le citoyen français se trouve dans l'impossibilité de connaître le prix d'achat des oeuvres acquises en son nom par les institutions publiques. Outre que cet état de fait est en contradiction flagrante avec la loi de 1978 sur la transparence de la comptabilité publique, il témoigne d'une façon à peine croyable du fonctionnement scandaleux de nos institutions Pour en savoir plus sur ce procès consulter :
http://www.nart.fr/forest
.
Désormais nous avons donc mieux à faire de notre temps, ne serait-ce que pour nous employer à l'arrêter... pour souffler et réfléchir. (Action "J'arrête le temps" réalisée dans le cadre de la Fête de l'Internet http://www.fredforest.com). Désormais nos objectifs sont ailleurs. L'exploration du monde qui se profile à l'horizon et la recherche de ses formes spécifiques sont un programme suffisamment ambitieux pour occuper toute la vie d'un seul homme et a fortiori celle d'un artiste. Il s'agit donc ici tout au plus de décocher un coup de pied dans la fourmilière. Il n'y a plus grand chose à faire. Il faut attendre seulement que le système, miné de l'intérieur, se défasse de lui-même... Nous n'attendons plus rien de l'art contemporain. Il est inutile d'entretenir de vains espoirs sur sa capacité à se réformer. Il faut simplement tourner la page. Cela doit être bien clair : malgré nos vérités premières à l'emporte-pièce et nos critiques répétées à son endroit, nous ne prétendons pas pour autant jouer le rôle de justicier. Notre action est plus modeste. Malgré nos critiques, qu'on se le dise, nous ne nous prenons pas, ni pour Zorro, ni pour un abbé Pierre de l'art, ni encore moins pour un Bernard Kouchner, qui peut faire valoir maintenant son point de vue confortablement installé comme ministre au banc... du gouvernement.
Notre force réside dans notre liberté d'artiste qui ne doit rien, ni au marché, ni aux institutions. Dans notre détachement, dans notre foi et notre conviction que l'individu, l'artiste et le citoyen ne font toujours qu'une seule et même personne. Et c'est dans et sur cette unité même que se fonde le sens à la fois de l'individu, du citoyen et de l'artiste. Une polémique fait rage actuellement où s'affrontent sur le sujet de l'art contemporain lesÝ"anciens" et les "modernes". Nous l'évoque-rons ici abondamment en y apportant l'information de notre expérience personnelle. Comme nous n'appartenons ni à l'un ni à l'autre des deux camps cette polémique nous procure un étrange sentiment d'irréalité. Elle nous semble vaine, dépassée, inutile. Il est vrai qu'après autopsie on ne réanime jamais un noyé seulement avec un cachet d'aspirine ! Cette querelle académique démontre à quel point les protagonistes de ce combat "fratricide" sont déconnectés de la réalité, d'une culture en émergence qui finira bien par les balayer, du jour au lendemain, sans même qu'ils aient vu la première vague arriver. Ils sont en effet déconnectés d'une réalité dans laquelle le fait technologique, la société de
communication et de réseaux sont devenus le fait dominant. Les dernières péripéties de leur affrontement montrent aussi, avec leur déplacement sur le terrain politico-idéologique, combien les clivages antérieurs entre positions de droite et position de gauche sont devenus obsolètes. Impropres à rendre compte d'une situation où les données de base sont dans un nouveau contexte sociétal radicalement changées. Aussi contingent qu'il soit, le débat (cette polémique...) qui s'est déclenché sur la mise en accusation de l'art contemporain nous semble affecté d'une faiblesse originelle qui, d'emblée, nuit à son intérêt. Débat entre spécialistes, il reste circonscrit à un champ nombriliste. C'est une gesticulation intellectuelle purement rhétorique. Jamais les arguments développés par les deux parties ne sont positionnés en fonction d'une réalité contextuelle fondamentale : celle de notre propre société, une société en profonde mutation, avec ses irrésistibles avancées technologiques. Certes, le discours "historiciste" et la théorie esthétique sont toujours présents, ne serait-ce qu'en filigrane, pour soutenir à tour de rôle ou les uns ou les autres des protagonistes. Néanmoins (aussi étonnant que cela puisse paraître...), les références élémentaires et la mise en relation avec le cadre actuel de notre modernité et ses mutations leur échappent totalement. Elles sont ignorées... Il nous semble qu'il y ait comme des ratés, de l'eau dans le gaz du discours théorique, et que le bon sens, comme la rigueur, soient pris en défaut, remplacés qu'ils sont par l'esprit partisan. Dans ces conditions d'opposition frontale qui sont les leurs, mais en vérité en-dehors du champ de pertinence approprié, un débat utile peut-il s'instaurer entre laudateurs et adversaires de l'art contemporain? C'est la question simultanée que nous adressons aux acteurs (et néanmoins frères ennemis...) de ces querelles ennuyeuses, querelles dans lesquelles on se demande bien comment a pu se fourvoyer Catherine Millet, une des rares personnes que nous créditons encore d'un actif positif dans ce "panier de crabes" que constitue le milieu snobinard et compassé de l'art contemporain. Pour ce qui est des camps en présence, les "modernes" et les "anciens", nous les renvoyons dos à dos pour refaire leur copie. Nous les renvoyons à leurs chères études pour le fond. Nous les y renvoyons également pour la forme. Pour ce qui est du choix des publications donnant support à leurs idées, nous ne pouvons pas ne pas condamner ceux qui ont choisi, à un moment donné, de le faire dans une revue d'extrême droite... C'est une bavure impardonnable. Mais ce choix, douteux dans son principe, n'autorise en rien leurs adversaires, trop heureux de l'aubaine, à affirmer, sous ce prétexte, que les attaques contre l'art contemporain, de ce fait, sont nulles et non avenues. C'était une question d'honnêté intellectuelle minimum que de ne pas tirer avantage d'une telle maladresse, surtout de cette façon-là. Nous aurions apprécié qu'Art Press ou le journal Le Monde par exemple d'une façon fort élégante propose, sans le compter, de l'espace aux détracteurs de l'art contemporain pour exposer leur point de vue dans leurs colonnes respectives...(Il ne faut pas trop rêver...). Cela au moins aurait évité qu'ils aillent chercher cet espace dans le revue Krisis qualifiée d'extrême droite. Et s'ils l'avaient fait les choses, alors, auraient eu le mérite au moins d'être claires.
Peut-on parler tant soit peu sérieusement d'art aujourd'hui, ou de n'importe quel autre secteur de l'activité humaine, sans prendre en compte les formidables changements dont nous sommes témoins ? Intellectuellement parlant, cela ne paraît pas acceptable de la part de personnes, par ailleurs couvertes de titres et bardées de diplômes... Cette ignorance respective et partagée par les deux camps s'avère déconcertante, à un moment où le monde est précipité dans une spirale qui exige une permanente remise en question des connaissances et des valeurs que nous pensions imprudemment établies pour toujours. Cette situation est révélatrice de la crise profonde qui affecte la culture élitaire, explique le désintérêt des publics pour l'art contemporain et initie les perspectives qui s'ouvrent désormais pour l'avènement d'un art actuel... un art qui soit un art d'ici et maintenant, un art en situation d'émergence qui se trouve directement lié aux connaissances et aux technologies de son temps. Dans cette polémique sur l'art contemporain qui se complaît entre la pure abstraction des idées et l'inanité des invectives, aucun des deux camps ne fait, à aucun moment, allusion à la situation présente de l'homme pris dans un univers sans cesse plus prégnant et à ses relations à un environnement informatique et
communicationnel complexe. On baigne jusqu'au cou dans le sexe des anges. Nous déclarons, haut et fort, cette polémique ringarde et totalement dépassée, dans sa forme comme dans ses contenus. Hors sujet si l'on est tant soit peu attentif aux bouleversements qui affectent en cette fin de siècle tous les domaines de la pensée et conséquemment ceux qui relèvent du devenir de l'art.
Nous appelons les artistes à s'affranchir du discours des clercs et à reprendre l'initiative. A reprendre une parole qui leur a été trop longtemps confisquée. C'est bien sûr à eux que revient en priorité la responsabilité de décider de la nature de la "chose" art. Que dans un second temps la "chose" art fasse l'objet d'un flot d'exégèses, d'un complément documentaire pléthorique, d'un renvoi à des références historiques pour en faciliter la lecture, ce n'est plus le problème intrinsèque de l'artiste, sauf, bien entendu, lorsque l'autorité du discours et la subtilité de sa rhétorique tendent à faire "quelque chose" de ce qui n'est rien en vérité... De nombreuses oeuvres, dites d'art contemporain, n'existent c'est connu, avant tout, que par le système explicatif et analytique que l'on plaque artificiellement sur elles. Ces denières bénéficiant alors pour le marché d'une double légitimation : celle du discours de ces clercs en question (qui s'avèrent peu ou prou, les obligés du marché, si ce n'est ses employés purs et simples...) auquel s'ajoute la monstration de l'instance muséale. Voilà comment le tour est joué. Voilà comment, sans même se voiler la face, se joue le jeu de l'art contemporain depuis deux décenies au moins. En d'autres termes, si nous sommes bien d'accord sur le fait que toute œuvre nouvelle impose à partir d'elle une relecture de l'ensemble des autres, afin de renouer les fils, de hiérarchiser les codes, de comparer les attendus, nous refusons par contre d'admettre que ce système de l'objet puisse à lui seul en accréditer et en légitimer le sens comme œuvre d'art. C'est pourtant bien ce qu'on a vu hélas ! se généraliser dans l'art contemporain, et cela avec la complaisance des instances de légitimation traditionnelles, soumises elles-mêmes à la pression constante des composantes du marché, considéré comme autorité et puissance première, véritable instance fondatrice de l'oeuvre d'art contemporain.
Tout le débat sur la "nullité" de l'art contemporain réside dans la réponse qu'il reste à faire à ces trois questions : l'oeuvre d'art existe-t-elle par elle-même ? Existe-t-elle par celui qui la regarde ? Existe-t-elle par le discours d'autorité qui l'accompagne ? Dans le cas d'espèce qui nous occupe, le système d'auto-légitimation s'est avéré tellement efficace par le fait de la force de frappe du discours développé, relayé par le matraquage des revues d'art et des œs (et sans aucune autre alternative pour les autres types de création...), que l'art contemporain a fini par devenir au fil des années, de façon inévitable, le seul art que le "regardeur" était susceptible de savoir "regarder"... De ce point de vue, nous pouvons considérer aujourd'hui, avec un léger recul historique, que nous sommes en présence d'un cas exemplaire de "manipulation" idéologique, une manipulation qui a été toutefois dans l'incapacité d'élargir son impact au grand public mais qui en est arrivée à se constituer un public "captif", à la fois élitaire et très minoritaire, pour ainsi dire "sous influence". Si l'on ne peut pas jeter sans distinction dans les poubelles de l'Histoire tous les artistes et tous les mouvements qui ont illustré l'art, en cette fin de XXème siècle, on ne peut pas non plus prétendre que remettre en question l'art contemporain relève simplement d'une idéologie d'inspiration fasciste... Ce serait aller un peu vite en besogne. La ficelle est un peu grosse, le prétexte trop facile pour évacuer à si bon compte les critiques justifiées qui sont adressées à l'art contemporain, à ses milieux, à ses institutions. La duplicité des uns, ou leur imprudence, la mauvaise foi des autres, dans cette querelle de clocher, les disqualifient solidairement. Cette situation témoigne surtout combien les deux camps, sans distinction aucune, sont en dehors du coup, en dehors du monde qui est en train de naître sous leurs yeux, un monde qui, justement, à l'opposé de cette duplicité ou de cette mauvaise foi, va trouver son sens en tentant de fonder une nouvelle éthique, un nouveau sens du politique, des rapports individuels et sociaux profondément renouvelés. Il est grand temps de sortir des lieux communs agités en épouvantail au nom de l'Histoire par des intellectuels qui, de droite ou de gauche, d'en haut ou d'en bas, professionnels avertis de la pensée, jouent la comédie cent fois répétée de l'indignation. Il ne s'agit pas de regarder l'Histoire par le petit bout de la lorgnette ou au contraire de la grossir sous la loupe. Il s'agit précisément de la faire cette Histoire-là, de la faire en "inventant" le monde que nous voulons, en toute conscience, lucidité et clairvoyance, dans les conditions objectives, maîtrisables ou non, qui sont les nôtres, ici et maintenant, et non de croire que le monde s'inventera en collant son nez sur un miroir qui ne renvoie que l'image du passé. Ces conditions totalement inédites sont déjà là : inquiétantes, étonnantes, renversantes, troublantes, fascinantes. Sachons d'abord les voir, ensuite les saisir. Sachons aussi, en art, détacher notre regard du passé pour regarder au creux de nos mains ce que nous allons faire des matériaux nouveaux que le présent chaque jour y dépose comme un bien à faire fructifier.
Les "défenseurs" à tous crins de l'art contemporain seraient mieux inspirés de s'abstenir de recourir à des accusations idéologiques qui risquent, par effet boomerang, de leur revenir un jour sur le bout du nez. Il serait pour le moins cocasse qu'ils se retrouvent, eux-mêmes, dans l'obligation de devoir justifier à leur tour dans un futur proche d'une situation qui aura consisté à être les complices objectifs et le bras séculier d'un marché néo-libéral sauvage au service d'une société sans foi ni loi, où la culture aura été confisquée par une poignée d'individus, et cela dans le seul but de profit mercantile et l'appropriation d'une certaine forme de pouvoir, s'étant par ailleurs rendus complices devant l'Histoire, non seulement de favoritisme, mais aussi de manipulations de valeurs symboliques, et responsables en définitive de l'exclusion pure et simple d'un très grand nombre d'artistes.
"Trop d'artistes sont exclus par une nomenklatura qui veille depuis vingt-cinq ans à renforcer ses prérogatives. Devenue importante, elle révèle chaque jour un peu plus son incapacité. La stratégie de l'amalgame n'y pourra rien. Les faux débats n'occulteront pas plus longtemps les vrais." "Le problème pour l'artiste contemporain est bien là. S'il veut faire carrière, c'est-à-dire être invité à exposer dans les grandes institutions, il doit absolument être "approuvé " par des conservateurs et assimilés. S'il ne l'est pas, il sera automatiquement marginalisé, quelle que soit la qualité de son oeuvre."
Francis Parent, critique d'art dissident (il en faudrait plus...), jugeant de la situation culturelle des arts plastiques en France, trempe sa plume dans le vinaigre et fait état sous le titre : "Le temps du mepris"..., "d'une gauche aussi pourrie que la droite normalement pourrie..."
Laissons-lui la responsabilité entière de son propos. Une opinion qu'il faut avoir soin de replacer dans le contexte politique de l'époque. Mais les choses ont-elles vraiment changé depuis ? Finalement, Francis Parent rompant avec la langue de bois, de règle dans ce milieu, ne fait-il pas que répéter tout haut ce que tout le monde pense tout bas ?
Les artistes, les premiers, doivent œuvrer au changement global des valeurs de tous ordres. C'est pourquoi doivent se taire ces inutiles querelles, s'instaurer une intelligence partagée et une solidarité face à la crise. Que les choses changent dans nos têtes et dans nos coeurs, si l'on veut que les choses changent aussi dans la société. Profiter de ce climat de mutation pour faire notre propre révolution intérieure, promouvoir des idées positives et adopter des comportements de tolérance active. Dans la polémique évoquée, les personnes qui s'opposent sont sincèrement convaincues des idées qu'elles défendent. Ce qui n'est nullement une circonstance atténuante. Elles paraissent seulement un peu crispès sur des positions rétrogrades. Il faut que les contraires se réconcilient enfin. Que les bonnes volontés se déclarent et que s'établissent des échanges manifestant la pleine reconnaissance de l'autre. Il y a que les imbéciles qui ne changent pas. Il faut savoir tourner résolument le dos aux erreurs du passé. Mettre en commun des expériences riches d'enseignements au service d'une "vérité" neuve à fonder. Prendre ses distances vis à vis d'un passé révolu dont les cadres de pensée ne correspondent plus aux modèles symboliques et esthétiques de notre époque. Changer de mentalité et construire cette nouvelle société dans laquelle nous sommes appelés à vivre ensemble. C'est à ce prix, et à ce prix seulement, que le monde pourra évoluer. Saisissons au vol cette opportunité qui nous est donnée. C'est l'occasion inespérée de nous changer nous-mêmes.
Si nous sommes artistes, prenons conscience de notre responsabilité première, et à ce titre mettons, dès aujourd'hui, la main à la pâte pour franchir le seuil du troisième millénaire. La création à laquelle nous convient les temps nouveaux qui se préparent est un type de création inédit. Une création qui n'est plus de l'ordre de l'objet mais des énergies en mouvement. Cela ne veut nullement dire qu'il faille basculer soudain dans un pathos idéalisant ou des pratiques abstraites. Non, il s'agit bien de pratiques artistiques, très concrètes, adaptées au contexte, c'est-à-dire ne manipulant plus exclusivement de la couleur et de la matière, mais de l'information sous toutes ses formes. Ce qui veut dire, encore, que l'artiste est confronté à la mise en oeuvre de nouvelles formes d'art et mis au défi de les inventer. La notion même de création se trouve en situation d'être repensée. Elle demande de faire un effort hors du commun pour sortir des cadres de pensée habituels et se projeter dans des formes totalement insoupçonnées. Des formes d'art inconnues à ce jour qui répondront spécifiquement aux besoins latents qui se font déjà sentir, notamment dans l'usage généralisé des réseaux. Des pratiques artistiques qui existent déjà à titre expérimental et dont les premières œuvres commencent à voir le jour. L'homme depuis toujours se heurte à la même interrogation : qu'est-ce que l'homme ? Et les artistes, à leur manière, ont toujours tenté d'y répondre. Cette question devient encore plus aiguë alors qu'aujourd'hui la machine se substitue à lui pour mémoriser (mémoires optiques et numériques), pour penser (intelligence artificielle), pour communiquer (machines à communiquer et Internet). Pour créer dans l'ordre du sensible, l'homme reste encore en principe maître de la situation... Pour combien de temps encore ? Aux artistes maintenant de le dire et de prouver !