2 - FIN DU LINEAIRE, INTERACTIVITE ET ART DES RESEAUX

A observer les changements qui se produisent tant dans les sciences "dures" que dans les sciences sociales, on constate de plus en plus que les phénomènes s'appréhendent d'une façon non linéaire.
Ces changements s'opèrent à partir d'une "complexité" intrinsèque. Et ces bifurcations, souvent inattendues et déconcertantes, qui modifient jusqu'à nos façons de penser, conditionnent désormais naturellement le champ de l'art lui-même. C'est ainsi que les arts technologiques, l'art des télé
communications, l'art infographique, l'art de la réalité virtuelle, l'art holographique, et ceux relevant de la robotique et de l'intelligence artificielle, ne procèdent plus des modalités classiques des arts traditionnels antérieurs. A l'époque où naissait la théorie de la mécanique quantique dans les années 1920-1930, le cubisme s'est imposé, à son tour, comme nouvelle vision artistique, une vision artistique qui bousculait quelque peu les conventions établies et les habitudes linéaires de notre perception. La représentation plastique, en cumulant les points de vue, nous a éduqués à regarder les objets d'une façon différente. Le constructivisme nous a également aidés à percevoir la réalité plastique sous forme de "masses", ce qui constituait une rupture notable par rapport à une vision classique fondée sur le plan et la ligne. Ces mouvements artistiques s'inscrivent, comme d'ailleurs une certaine littérature et la musique sérielle, dans ce même esprit de "recomposition" mentale des schémas de représentation. Il y a rupture et changement de paradigme. Il faut souligner que ces changements ne sont pas seulement inhérents à l'utilisation de techniques spécifiques et inédites, ils proviennent d'une restructuration du système de l'art lui-même, dont cet ouvrage tente d'esquisser les prémisses et la mise en place. En l'occurrence, le changement ne se contente pas de varier les contenus, il transforme le système dans sa nature même. Dans une telle situation de mouvement et de transformations continues, il est particulièrement difficile d'évaluer sans recul les incidences qui affecteront la façon de faire l'art. Mais nous pouvons d'ores et déjà tenir pour acquis que les métamorphoses de l'art emprunteront également des voies non linéaires. Les artistes, comme à la Renaissance, auront des assistants selon la nature de leurs créations pour réaliser leurs projets. Nous devrions dire que les artistes, plus que jamais, auront des partenaires et travailleront comme les scientifiques le font déjà, au sein d'équipes pluridisciplinaires dans lesquelles les compétences s'ajoutent et s'hybrident !
Ce qui est plus étonnant encore, c'est le fait que ces partenaires, ces co-auteurs, ces assistants, ne seront plus demain des créatures humaines, mais ce que l'on nomme déjà par glissement sémantique des "agents intelligents" ! Ils seront les véritables assistants personnels des artistes, leurs serviteurs fidèles et efficaces, non seulement pour chercher à leur place des informations, les hiérarchiser, les filtrer, mais aussi pour pratiquement formaliser les goûts. Les œuvres animées désormais par ces agents dévoués à la cause de leur "Maître" seront évolutives, s'auto-adaptant en fonction de la sensibilité de l'amateur d'art récepteur, mais aussi de sa psychologie, de sa culture, et...de son pouvoir d'achat. Des interfaces conversationnelles s'intègrent maintenant aux logiciels de façon courante et les techniques de l'informatique dite "affective" chargent désormais les réseaux d'une curieuse fonction spéculaire. En effet, l'agent intelligent (l'assistant d'hier pour l'artiste...) fait (fera) de chaque récepteur de l'œuvre le "modèle" même de l'œuvre en cours d'élaboration, en quelque sorte du sur-mesure, selon le profil et le portrait-robot dressé à partir d'une base de données extrêmement fouillée dans laquelle notre infatigable "agent intelligent" aura été faire son marché numérique. Chacun aura l'art qu'il mérite, sera pleinement satisfait, et en aura pour son argent !
En passant de la continuité linéaire traditionnelle à la simultanéité des données fragmentaires, nous sommes passés à une autre façon de concevoir le temps et l'espace. En vérité, en art, nous ne sommes pas assez préparés à affronter de tels changements. Nous continuons à penser d'une façon linéaire alors que les mutations qui surviennent sont non linéaires, exponentielles, et en accélération continue. Notre raisonnement face à la complexité croissante fonctionne encore d'une façon analytique, alors que le cubisme avait su, déjà, en l'espace de quelques années, passer de l'analytique au... synthétique. Les processus, les systèmes, les réseaux se superposent et s'enchevêtrent dans des filets serrés et inextricables. Les nouvelles technologies constituent à travers l'espace planétaire un vaste réseau de
communications qui fonctionne comme une mémoire gigantesque. Elles permettent la manipulation de symboles en temps réel, la modélisation de phénomènes complexes. Enfin, la simulation du vivant, la bio-informatique, la vie artificielle, les expériences de télé-virtualité, ouvrent également à l'art et à l'imaginaire des perspectives inédites qui apparaissent comme autant d'aventures passionnantes. Nous devons adopter de nouvelles façons de penser et de "faire" l'art en utilisant des outils comme ceux de l'informatique, des outils qui sont seuls capables de gérer et de simuler précisément cette complexité non linéaire. Il nous faut apprendre en art, comme dans les autres domaines, à penser d'une façon a-historique, ce qui n'est pas gagné d'avance... La culture et la technique évoluent de concert dans la société depuis toujours. Aujourd'hui, cette évolution est devenue si rapide et les interactions si étroites entre l'une et l'autre qu'elles tendent à devenir un seul et même corps. Comment l'art pourrait-il échapper lui-même à cette interdépendance, à cette symbiose grandissante ? Cette évolution, pour ne pas dire cette mutation, nous conduit à l'avènement d'une nouvelle conscience planétaire comme le souligne dans son manifeste le mouvement artistique de l'Esthé-tique de la Communication en même temps qu'à une appréhension holistique du réel. La pensée non linéaire est un mode de pensée dans lequel l"artiste" devrait se retrouver à l'aise. Elle permet en effet de capter de nouvelles perspectives et de nouvelles propriétés du réel, d'où sont susceptibles d'émerger des mondes "insoupçonnables", se situant entre le réel et l'imaginaire.L'informatique crée des réalités potentielles qui engendrent en boucle des réalités virtuelles et ainsi de suite... Chaque nouveau monde engendre une nouvelle esthétique dans laquelle les mots, les formes, les couleurs et les rythmes redéfinissent des concepts, puis de purs sens symboliques. Ces ensembles s'auto-organisent pour produire une "vision" systémique. Un système où se distinguent et cohabitent de façon cohérente différents niveaux de réalité. L'approche holistique exprime et détermine, dans le cas qui nous occupe, cette perception unitaire et transcendante qui appartient bien à la spécificité de l'art.
Quand nous manipulons par exemple un CD-Rom, au lieu de nous trouver confronté à la position classique d'un alignement d'informations préétablies, nous sommes plutôt en présence d'un "réservoir" de données dans lequel il nous est loisible de "naviguer". Par nos choix, aussi multiples soient-ils, nous faisons un acte de construction de sens. Avec les hypermédias qui rompent avec le schéma habituel d'utilisation que nous faisons des oeuvres artistiques s'ajoute, de surcroit, la dimension supplémentaire de plaisir et d'émotion inhérente à une recherche des données... directement engagée dans une quête intellectuelle. La construction de sens n'est pas chose nouvelle dans le propos de l'art. Ce qui est nouveau par contre c'est qu'elle s'effectue maintenant dans un espace (matériel-immatériel) à l'aide de différents agents-médias-langages qui s'hybrident et s'offrent ainsi à l'interprétation du récepteur. Les œuvres se donnent à voir sous une forme purement ponctuelle. Leur hétérogénéité ou leur immatérialité ne permettent pas de les fixer dans des "objetes" constitués, fixes, stables et immuables. C'est ce que nous appelons des œuvres de type événementiel ou des "œuvres-événements", qui se traduisent par des flux combinés, simultanés ou alternés, qui jouent avec leur tempo propre dans la durée. Il s'agit en quelque sorte d'œuvres de nature plastique ou assimilée, qui combinent à la fois l'espace et le temps dans le mouvement.
Avec l'Esthétique de la Communication qui insiste en priorité sur le concept de "relation", nous pouvions déjà avancer l'idée de "synthèse cognitive" qui restitue le sens du mouvement ininterrompu des hybridations en cours. Les évolutions auxquelles nous assistons avec les hypermédias, le numérique et les réalités virtuelles au service de la création artistique nous conduisent à l'abandon de la linéarité, à l'abandon naturel et logique de nos traditions esthétiques et à la recherche de nouvelles valeurs, de nouvelles formes et de nouveaux... arts.
Cette recherche expérimentale, comme à chaque période de l'histoire pour tous les arts, s'effectue dans un contexte bien particulier qui est le nôtre aujourd'hui. Non seulement ce contexte n'est pas neutre, mais il marque de son sceau spécifique l'Histoire des hommes que nous sommes. Nous pouvons affirmer que les nouvelles technologies se présentent actuellement comme un milieu en soi. Contrairement à ce que nous pourrions penser, ce milieu n'est pas la seule addition d'une multitude d'instruments informatiques, de fonctions et de compétences, mais un vaste système cohérent dont tous les éléments sont interdépendants et en permanente interaction.

C'est un fait avéré que la technologie transforme à long terme les idées, les conduites, et conditionne notre avenir. Il faut bien admettre que ce monde vers lequel nous sommes poussés n'est plus ce monde linéaire, ce monde de surface, ce monde des apparences, ce monde des objets finis, que l'art sous des styles et des modèles variés s'est appliqué durant des siècles à représenter. Nous assistons désormais non plus à un virage que la pensée serait en mesure de négocier en douceur à l'aide de référents encore valides, mais à une rupture brutale et catégorique, véritable zone de fracture qui délimite et marque la frontière entre deux continents, entre deux types de culture : une nouvelle culture dynamique en situation de recherche et d'émergence, l'autre figée en situation de lente obsolescence et de disparition à moyen terme.

La fin du linéaire dans la pensée consacre aussi sans doute la fin du narratif dans l'art. Sans transition nous basculons du domaine de la "représentation" dans celui de la "présentation". Nous passons du mode de l"apparence" à celui de l"apparition". Notre vision classique de l'art s'en trouve à coup sûr définitivement modifiée. Ce n'est plus l'image fixe, l'objet, le geste donné qui sont offerts, mais le processus même de transformation dans lequel ces éléments sont engagés respectivement, solidaires et interdépendants. L'observateur (l'artiste) est lui-même partie intégrante d'un contexte, d'un processus, d'un système dont il est un des agents des interactions produites. Son statut glisse de façon significative de la position d'observateur "neutre" à celle d'agent "actif" qui interfère dans les déroulements en cours.

Dans une culture qui privilégie apparence et surface, le jeu se réduit à une représentation d'un monde perçu comme stable, fixe, immuable. Dans cette conception, la fonction de l'artiste consiste à "représenter", c'est-à-dire à recourir à des moyens de représentation que ratifient ou rejettent les corps constitués de l'art contemporain : le marché, les critiques, la presse spécialisée, les musées et diverses institutions Ces représentations sont fondées sur des valeurs esthétiques et politiques établies et dominantes. Il en va autrement pour les artistes dont la pratique se fonde sur la notion première de processus. Pour eux, toute forme de représentation qui serait "définitive" se trouve automatiquement récusée, du fait même qu'il n'y a pas de monde dans lequel repères et référents puissent être isolés et définitivement arrêtés. Cette façon de voir et de penser s'est imposée en premier dans le domaine des sciences les plus avancées, notamment en physique moderne.

La saisie du monde se fait désormais en mouvement, en tenant compte de l'interrelation de tous les éléments en présence. Ce n'est plus avec une image "arrêtée" qu'on peut avoir la prétention de représenter un monde dont la nature précisément est devenue vitesse et changement, relation et interaction. Nous sommes précipités dans un nouvel espace de transaction dans lequel un projet de création ne peut être envisagé que dans la dynamique du devenir. L'artiste considère sa position comme celle d'un "opérateur" qui fait partie lui-même d'un système qui, une fois lancé, sera susceptible de s'auto-mouvoir et éventuellement de s'auto-gérer. L'artiste assume pleinement cette position nouvelle. C'est dans cet esprit et cette perspective que les artistes de la
communication et des nouvelles technologies ont toujours entendu orienter leur démarche. A fortiori quand celle-ci s'investit et s'exerce dans la pratique des réseaux, notamment dans Internet et les réseaux télématiques dans lesquels des individus divers, géographiquement distants, reçoivent et envoient des messages, participent en temps réel à une information globale dont l'émergence fait sens par elle-même. Il est à souligner que le développement les sciences cognitives introduisent l'artiste dans des régions de la connaissance qui nous livrent de précieux éclaircissements sur les comportements du vivant, de l'artificiel. Cette nouvelle étape de l'évolution de la pensée et des connaissances nous conduit à adopter de nouvelles positions philosophiques dont les conséquences affectent directement la pratique artistique. Il serait vain de tenter de saisir l'aventure artistique dans laquelle sont engagés les artistes qui ont intégré à leur mode de faire la pratique des réseaux de communication et l'interactivité sans en même temps prendre en compte les conditions épistémologiques nouvelles dans lesquelles sciences, philosophie et art évoluent de concert. Si nous le négligions, nous serions en situation de considérer leurs œuvres au même titre que les œuvres de conception traditionnelle, alors qu'elles sont le résultat, non seulement d'un dispositif différent, mais surtout d'un mode de pensée "autre", dans lequel on n'est plus dans une problématique de la con-templation des apparences, mais dans la dynamique du "com-ment émergent les choses" et des mécanismes de l'apparaître. Ces mécanismes sont des configurations dynamiques, d'ordre systémique, dans lesquelles la pratique artistique cherche et trouve ses points d'application et de réalisation. Dans cette perspective la position de l'artiste se donne comme position "volontariste". On ne peut comprendre le monde que si, simultanément, on le construit. Si on est pleinement engagé dans ce processus de création. En conséquence de quoi, le monde ne peut s'appréhender que comme un projet mis en actes. Les conduites de l'art, autrefois circonscrites au domaine du symbolique, deviennent alors aussi des actes réels, dans des contextes donnés, dans certains espaces définis de l'information. Des propositions mises en œuvre avec les autres dans des modes interactifs qui, dans le surgissement continu du sens, créent des espaces symboliques, des espaces de rencontre singuliers et inédits.
Dans les arts de l'interactivité, le destinataire potentiel n'est plus simple spectateur de l'objet proposé, il en devient coauteur. Dans ce scénario l'artiste est toujours porteur de représentations en soi, mais ce ne sont pas des représentations prédéterminées. Elles naissent, on pourrait dire "émergent" au gré des connexions et des flux croisées d'informations qui s'actualisent au fur et à mesure dans le réseau. L'œuvre devient un champ ouvert à de multiples possibilités, susceptibles de développements imprévus. A un moment donné, quand les participants se rejoignent, on obtient alors une coproduction de sens.

C'est de cette coproduction que peut naître ce que Pierre Lévy appelle l"intelligence distribuée" ou collective. Dans la mise en œuvre du concept d'interactivité, l'activité de création ne prend nullement fin dans la "sacralisation" de l'œuvre par la signature de l'artiste, comme c'était le cas avec la peinture de chevalet. L'œuvre continue sa course. Course indéfinie, sur une trajectoire ouverte à la participation des publics.
L'interactivité est le degré d'impli-cation auquel les participants d'un processus de
communication contrôlent et échangent leurs rôles et leurs informations de façon réciproque. Dans la nouvelle dimension temporelle introduite par les technologies de communication et Internet, l'art interactif est, d'une façon continue, recréé et restructuré par ses opérateurs artistes et usagers en ligne. Il faut néanmoins souligner que sur le réseau Internet l'interaction n'est qu'auditive et visuelle, en temps réel, et surtout qu'elle ne prend forme que sur l'écran du spectateur/acteur. Avec le réseau Internet, le mode de lecture d'une oeuvre offre une nouvelle autonomie quant à son parcours et à son interprétation. Le travail original de l'artiste Antoine Moreau sur le Net en constitue à cet égard une excellente illustration. Sur son serveur, il propose une oeuvre animée dont c'est le spectateur qui choisit les développements. Dans une oeuvre présentée sous le nom de On se comprend, il propose un cadre découpé en huit parties. Dans chacune de ces huit parties de couleur différente figure une phrase unique en huit langues. Pour accéder à l'oeuvre, le spectateur intervient en cliquant sur chaque vignette pour lire les phrases dans sa langue et saisir le sens.

Jean-Marie Schaeffer propose quant à lui une classification des différentes formes d'interactivité selon une typologie qui lui est propre, sur le mode binaire du type "avec le programme" ou "avec un autre utilisateur". L'interactivité est "faible" selon lui, quand il s'agit seulement, par exemple, de naviguer dans une banque de données neutre, "forte" lorsque la machine est non seulement capable d'exécuter des ordres, mais d'imposer des tâches à l'utilisateur, souvent dans une relation de compétition ludique. Dans cette perspective le plaisir sera d'autant plus grand que la machine sera capable de varier les espaces demandant des adaptations permanentes qui exigent chaque fois des modifications de comportements.
L'interactivité facilite une certaine "conscience de la perception" des choses. La mise en œuvre de l'interactivité nous renvoie à une constante de l'art où la perception rétinienne doit se doubler en quelque sorte d'une perception intellectuelle pour que s'accom- plisse le "jouir" esthétique. Les premiers signes de l'interactivité peuvent déjà s'entrevoir de ce point de vue dans les happenings et les installations des années 60, de même que dans certains ready-made et certaines œuvres plastiques du début du siècle. Marcel Duchamp n'affirmait-il pas déjà que les "regardeurs" font le tableau ? Les arts technologiques situés dans le prolongement des arts visuels, après le cinéma et la musique, tentent d'apporter une dimension supplémentaire en y intégrant l'interactivité. Cette dernière en tant que telle, est susceptible de rétablir les conditions d'une
communication quelque peu perdue dans l'art, ouvrant ainsi les perspectives d'une "autre" perception. Une perception qui nous conscientise à notre nouvel environnement et jette les bases d'une nouvelle forme d'esthétique.
L'interactivité crée ainsi les conditions d'émergence d'un art actuel, un art d'ici et maintenant, un art qui s'oppose aux formes obsolètes et trop souvent "historisantes" de l'art contemporain. L'interactivité dans les œuvres pose deux problèmes fondamentaux quant à leur perception. En premier lieu, on peut constater que la perception de l'œuvre et son existence contingente sont entièrement conditionnées par le comportement du spectateur. Secondement, l'œuvre n'existe qu'au moment même de la mise en jeu de l'interactivité, dans sa "visualité" et saÝ"matérialité" intrinsèques. Les œuvres interactives dont la visualisation, le mouvement, la perception sont générés par un public "actant" impliquent la mise en œuvre de technologies sophistiquées. Cette condition technique exige sans doute de la part de l'artiste-créateur une certaine connaissance de données techniques préalables, et surtout une capacité à anticiper sur les comportements et les cheminements des publics participants.

Dans les dispositifs interactifs proposés par les artistes, l'architecture des installations peut présenter une très grande variété de formes et d'outils, souvent hybridés entre-eux. Certains se contentent d'un appareillage technique tel qu'on le trouve désormais d'une façon prosaïque au quotidien dans notre environnement. D'autres recourent à des matériels informatiques professionnels détournés de l'industrie ou des laboratoires de recherche. Dans tous les cas, "l'essence" de l'œuvre réside de façon manifeste non pas dans la technologie "exposée", ni dans sa fonctionnalité mise en scéne, mais essentiellement dans l'implication dynamique qu'elle induit et suscite dans sa relation aux publics. La technologie en elle-même ne constitue jamais en l'occurrence la "créa-tion", elle n'en est que le modeste outil. Aussi la typologie la plus intéressante concernant les œuvres interactives se situe-t-elle sans doute, selon l'interactivité proposée, dans le type d'interface imaginé par l'artiste.

Pour tenter de clarifier le débat sur l'interactivité, nous distinguerons trois catégories qui pourront toujours être déclinées. - Une première catégorie est constituée d'œuvres mettant en jeu des dispositifs élémentaires comme un simple ordinateur.
Dans ce cas de figure, l'utilisateur se retrouve face à "un objet" informatique, une machine qui n'englobe pas l'intérieur d'un espace.
- Une seconde catégorie rassemble les œuvres offrant une manipulation "physique" de l'installation qui peut s'exercer, selon les cas, soit sur des objets "réels", soit sur des objets "virtuels" mais toujours en immersion dans l'image.
- La troisième inclut les œuvres fonctionnant avec des capteurs de toutes sortes, dont les déclenchements s'effectuent en relation avec les gestes et mouvements des publics, ce qui suppose alors à l'origine dans l'intention artistique la "construction" d'un espace sensible. Un espace dans lequel l'intervenant se verra confronté à un véritable apprentissage l'espace proposé comme dans Centre Lumière Bleu nƒ 2, une œuvre significative de Sophie Lavaud présentée en janvier 1997 à la Cité des Sciences et de l'Industrie dans le cadre de l'exposition Cité-Cyber-Citoyens organisée par le Métafort.

Dans ce type d'œuvres, d'autres paramètres peuvent intervenir, engageant la participation de plusieurs sens. L'intervention créative du spectateur pose toujours problème au regard du statut de l'art et de l'auteur initial. Les arts technologiques et de l'inter-activité relancent le débat sur la question des frontières mouvantes, imprécises, entre ce qui est considéré comme un art et ce qui pourrait ne pas l'être.
On peut considérer une oeuvre d'art interactive comme un espace latent susceptible de tous les prolongements sonores, visuels et textuels. Le scénario programmé peut lui-même se modifier en temps réel en fonction de la réponse des opérateurs. Terrain privilégié d'expérimentation, le champ de l'interactivité est prometteur d'innovations certes techniques mais aussi esthétiques. Les liens d'hypertexte qui relient les différents serveurs permettant de surfer instantanément de l'un à l'autre à l'échelle de la planète sont autant d'exemples du potentiel d'interactivité introduit par Internet.
L'interactivité n'est pas seulement une commodité technique et fonctionnelle, elle implique physiquement, psychologiquement, sensiblement, le spectateur dans une pratique de transformation. A part les auteurs de science-fiction, personne n'imaginait que la relation entre l'homme et les machines deviendrait un jour si étroite, l'impliquant dans des manipulations aussi sophistiquées. Dans la nouvelle culture qui s'installe et les pratiques interactives qui se généralisent, la notion d'art se trouve directement questionnée. Les distinctions traditionnelles entre sujets et objets, entre auteurs et spectateurs, tendent à perdre leur statut antérieur. De nouvelles catégories de l'art s'inventent. Ces catégories, ces modèles, les artistes les découvrent, les déterminent et les imposent. Nous le répétons, personne n'imaginait que la relation entre l'homme et les machines deviendrait si étroite et qu'elle impliquerait un si grand nombre d'individus dans des manipulations quotidiennes. Il est à remarquer que de plus en plus le langage avec la machine informatique marque un assouplissement, s'acheminant du formel et de l'abstraction des algorythmes vers des traitements qui s'établissent à partir de la perception directe. Cet infléchissement des langages de programmation dans cette évolution ( révolution) en cours met en jeu désormais une dimension du sensible, dans laquelle le fait esthétique peut trouver sa pleine réalisation. Cette évolution élargit le champ des possibles dans le spectre que couvrent des pratiques artistiques qui se sont toujours développées dans une relation directe à leur objet et à la matière traitée, sans nécessairement avoir recours, dirais-je, à des langages mathématiques ou autres pour servir d'interface. Cette interface de médiation étant par ailleurs indispensable. Il faut bien voir que l'ordinateur est un outil capable de convertir les paroles, les images, les sons, dans un même système binaire, créant ainsi la "symbolique" du multimédia interactif. Le concepteur de programmes informatiques doit certes élaborer un produit performant répondant à des besoins spécifiques, mais il propose aussi chaque fois une sorte d"architecture", une mise en scène dont le propos s'inscrit au-delà de la fonctionnalité stricte des algorithmes.
Au lieu de faire régler, comme le faisait un chorégraphe, un mouvement d'individus-danseurs dans un espace donné, l'art de la programmation n'ouvre plus sur un espace à organiser simplement avec des éléments en mouvement, mais sur des lieux de circulation dans lesquels l'intervenant choisit ses propres gestes et directions... Il est probable que ces nouvelles formes de langage associant étroitement des interactions sensorielles et des fonctions cognitives soient appelées à favoriser l'émergence de formes inédites d'art dans le futur, des arts "programmatiques" combinant à la fois des aspects formels et naturels dans des langages associant des éléments idéographiques, sonores, tactiles.
Dans la nouvelle culture qui s'installe avec ses pratiques interactives, c'est la notion même d'art qui se trouve abruptement questionnée.
L'interactivité implique la fin de la linéarité et de la ligne narrative. On peut donc se demander où s'établissent désormais les distinctions traditionnelles entre artistes-auteurs et amateurs-récepteurs ? Les uns comme les autres tendent à perdre leur statut antérieur pour des positions interchangeables où il est devenu souvent malaisé de se retrouver dans des catégories devenues floues. Cette situation suscite bien naturellement de sérieuses résistances chez ceux qui, détenteurs et gardiens jaloux des codes de l'art contemporain et de la culture encore en vigueur, raisonnent sur des concepts esthétiques qui n'ont guère évolué. L'idée même de l'interaction en temps réel, introduite dans l'art comme celle d'un continuum et du surgissement ininterrompu des informations de différents "actants", déstabilise le critique d'art classique, plus enclin à effectuer des exercices de style déjà mille fois répétés sur des produits parfaitement identifiés du marché.

Dans cette phase de transition, les artistes deviennent des "passeurs" vers des espaces singuliers dont la présence disparaît à un moment donné du processus, pour laisser le "spectacteur" face à ses propres initiatives. Dans ce contexte nouveau d'exploration du sensible, une nouvelle catégorie d'artistes apparaît, menant de front une pratique empirique de recherche en même temps qu'une réflexion extrêmement pointue sur les problèmes liés aux métamorphoses du réel. Il faut bien constater que cette réflexion est totalement absente dans le système de l'art contemporain, où les opérateurs sont beaucoup plus préoccupés, semble-t-il, des fluctuations du marché que des bouleversements de l'art à l'heure des nouvelles technologies.
Il revient aux artistes qui se postitionnent en situation de chercheurs de mettre en évidence l'apparition d'une temporalité nouvelle. Du fait des changements que nous traversons avec l'avènement de la civilisation électronique c'est à ces artistes de porter à notre connaissance (conscience) que c'est véritablement une forme particulière de culture qui émerge avec ses sensibilités et ses intelligences propres, des sensibilités qui induisent automatiquement de nouvelles procédures de
communication et de traitement symbolique. Dans un monde en mouvement permanent, remis fondamentalement en question dans ses connaissances et ses modes de faire, l'art d'une manière hautement prévisible va être amené à exprimer les nouvelles conditions perceptives induites par nos conditions de vie actuelles.
Ce que l'art actuel vise c'est donc plus l'instauration d'un nouvel ordre sensible qu'une simple transition et adaptation de modèles formels ou mentaux déjà existants. Indépendamment de la façon dont il est fait et dont il se fait, l'art tient aussi à la façon dont il est regardé, dont il se regarde, c'est-à-dire qu'il est directement tributaire de l'appareil interprétatif qui tente de le saisir comme "chose" de l'art. La chose "art" est reconnue en tant que telle par des données culturelles partagées par ceux qui, à un moment de l'histoire, sont soumis aux mêmes conditions. Et ces conditions sont soumises elles-mêmes à des évolutions qui n'ont jamais été aussi rapides dans toute l'histoire de l'humanité. Les cultures se chevauchent. On observe des vitesses d'adaptation décalées. Ce phénomène n'est pas nouveau, et on peut constater déjà à l'échelle géographique de la planète la cohabitation simultanée de civilisations appartenant à des "âges" différents, malgré la multiplication généralisée des
communications, la circulation des informations qui tend pourtant à égaliser leurs niveaux. Ces décalages et ces différenciations sont également présents au sein des ensembles nationaux où les clivages sont directement liés de plus en plus à la disparité de la condition économique des groupes et des individus qu'à une véritable appartenance de classe. Ces décalages sont quasi-repérables, quelque-fois aussi comme de réelles zones de fractures entre les générations. La musique "techno" affecte une population jeune pour laquelle elle constitue un signe d'appar-tenance en relation étroite avec le contexte qui se met en place. Il est à noter que l'engouement pour la musique techno procède d'une réappropriation ludique de la technologie. Contrairement à ce qui s'est passé dans les arts plastiques sous l'influence et les conditionnements passéistes de l'art contemporain, l'avènement de l'informatique domestique, depuis la console Atari des années 70 jusqu'à l'apparition d'Internet, a redéfini la pratique musicale, alors que les arts plastiques en sont restés tout au plus, et dans un même ordre d'idée, à une vision purement mécanique dont le modèle reste encore celui de Tinguely. C'est donc plutôt à l'extérieur de la sphère de l'art que se retrouvent par contre des pratiques de l'expérimentation de l'image en rapport avec la culture électronique, non pas dans les musées et autres lieux dévolus traditionnellement à l'art, mais dans des entrepôts de banlieue où se donnent des "raves" ou des "cyberfêtes" dans lesquels les participants vibrent à l'unisson. Un système de caméras numériques capte les images dans une salle pour les expédier à Bruxelles, New York ou Canberra après qu'elles aient été travaillées avec des effets divers, tels que la mise en abîme ou traitées par le biais de logiciels graphiques. Cette nouvelle alliance entre le son et l'image donne tout son sens au terme multimédia, surtout quand sont utilisés en même temps des éléments scripturaux qui sont eux-mêmes soumis aux distorsions des formes, des couleurs, des sons et des lumières...
Entre les différents lieux circule un flot visuel et sonore ininterrompu, remixé en continu. Un flot qui constitue la matière première d'un art en émergence, un art qui attend ses propres artistes. Mais ces artistes ne sont peut-être plus déjà des artistes de la même espèce ? Des artistes comme nous les imaginions encore hier. "Nous sommes plus un collectif à géométrie variable qu'une entreprise :
infographistes, journalistes, informaticiens ou musiciens, nous venons d'horizons différents, mais avec le même background technologique."
Ces formations rappellent les groupes de light-show qui sévissaient dans les années 70, aussi bien dans les concerts rock que dans les musées tel le musée Galliéra de Paris, où son conservateur, la truculente Mme Dane avait su présenter et réunir tout ce qui se faisait d'intéressant à l'époque, de Bob Wilson à Phil Glass, en passant par le Collectif d'Art Sociologique. La diffusion en directe sur Internet est une pratique de plus en plus répandue que ce soit aussi bien pour les événements de pure actualité, que pour les ventes aux enchères, ou les "cyberfêtes". Dans ces dernières, le fait que les mêmes images fractales soient partagées en temps réel dans des lieux différents renforce la notion de communauté virtuelle qu'a fait éclore Internet, mais que des artistes pionniers dans l'art des réseaux, comme Roy Ascott, Adrian X et nous-mêmes, avions largement expérimentée dès les années 80. Constat d'importance qui s'inscrit a contrario des idées reçues qui voudraient accréditer l'idée selon laquelles la pratique du réseau serait une pratique solitaire, voire aliénante. A travers de telles manifestations, le réseau récuse cette image de média "isolant". Il devient au contraire un vecteur de pratique conviviale par excellence et cela... à l'échelle planétaire. La théorie de l'Esthétique de la Communication telle que nous l'avons élaborée avec Mario Costa a largement abordé cet aspect dans ses applications à la pratique artistique.
Il faudra accepter tôt ou tard les transformations liées à l'informatique. Les arts plastiques, comme c'est le cas déjà notamment pour la création musicale et audiovisuelle, le design, l'architecture, l'édition, vont connaître des bouleversements radicaux, tant du point de vue des outils et des savoir-faire que de leur nature esthétique elle-même. Devant ces perspectives qui s'ouvrent à la cré-ation artistique avec le multimédia interactif, le numérique, le virtuel, Jean-Louis Boissier alerte nos esprits :
"Est virtuel, nous dit-il, ce qui reste "en puissance", ce qui exprime ses capacités sans jamais les afficher complètement. A ce qui est fait avec art, à l'artificiel donc, s'adjoint un espace fait de potentiel et d'éventualité qui se donne des allures de réel sans se confondre avec ce que l'on désigne ordinairement comme réel."

Cette situation n'est pas sans poser problème quant au rapport que l'homme entretient avec le monde. L'homme se trouve questionné abruptement au niveau de sa perception, de son intellection et de ses représentations. Selon Maurice Benayoun, qui s'exprime pour sa part sur le site internet CD Média, "depuis toujours le travail de l'artiste vise à représenter le monde dans lequel il vit. Avec la réalité virtuelle, on peut aujourd'hui créer des mondes artificiels qui possèdent leurs propres modes de fonctionnement, de nouveaux mondes à vivre avec lesquels le spectateur est en interaction permanente."
L'image virtuelle n'est pas une représentation du monde, une copie de celui-ci à un niveau ou à un autre. Elle est une création ex nihilo, une création de toutes pièces un "objet" visuel dont le référent et l'antériorité ne sont ni abolis, ni effacés, mais tout simplement... inexistants ! Le virtuel pose problème à l'art parce que l'art, jusqu'à nos jours, s'est toujours posé et imposé comme une dimension relevant de l'éternel... Or, antinomie irréductible, les arts impalpables du virtuel appartiennent de fait au monde du fugitif et de l'éphémère. Objet sans matière, constituée d'impul-sions électroniques, la réalité virtuelle s'auto-construit à l'aide d'un programme que l'artiste alimente en données.
Toujours selon Boissier :
"L'esthétique spécifique des travaux interactifs, si elle doit être recherchée, réside probablement dans ces deux noms liés : le temps réel et l'autonomie. Elle se joue dans cette situation paradoxale qu'engendrent des entités qui, ne pouvant se suffire à elles-mêmes, réclament fondamentalement la participation active du public, mais qui se doivent de posséder une autonomie de comportement et un potentiel de variabilité et d'adaptation aux circonstances considérables. C'est pourquoi l'interactivité est aujourd'hui attachée à cette mutation de régime de la représentation qui est celle de la simulation. Les objets de cette simulation ne sont plus des images, des textes, des sons, ni même la seule combinaison de sensations virtuelles, acoustiques et tactiles, mais des dispositifs complexes, hybrides, qui incluent une part des instruments qui les ont préparés, quand ils ne s'identifient pas eux-mêmes aux machines. Il n'est d'œuvre en dehors du dispositif, le dispositif fait œuvre."

Cette conception du "dispositif qui fait œuvre"Ýest une notion largement développée dès les années 1983 par les artistes et théoriciens de l'Esthétique de la Communication. Le 29 octobre 1983, ses fondateurs, réunis à Mercato San Severino (Salerne, Italie), cosignent le texte suivant :

"Proposition du groupe de travail international sur l'Esthétique de la Communication et des systèmes : la "réalité" est aujourd'hui constituée d'une multiplicité variée et simultanée de "fonctions d'échanges". Le contenu de l'échange devient de plus en plus secondaire par rapport au mécanisme de l'échange. Sans exclure la possibilité d'explorer l'univers de l"implosion" et de l"hybri-dation" des "signifiés", nous soutenons la prépondérance des réseaux et des fonctions sur l'information elle-même. L'information coïncide tout à fait avec son "système de sens". Sur ce principe, nous fondons un premier groupe de travail et de recherche sur "L'Esthétique de la
communication et des systèmes" dans la perspective internationale constituée par tous ceux qui, significativement, travaillent et opèrent dans ce sens."
(Texte cosigné par Mario Costa, Fred Forest, Horacio Zabala.)

Mario Costa, depuis l'université de Salerne (Chaire d'Esthétique), et moi-même, depuis Paris-Sorbonne, puis de l'université de Nice (Chaire de l'Esthétique de la
communication), coordonnons les travaux de pionniers, comme Roy Ascott (GB), Tom Klikowstein (US.A), Derrick de Kerckhove (Canada), qui rejoignent le groupe pour participer à ses manifestations. De nombreuses publications théoriques soutiendront la réflexion du groupe parmi lesquelles :
Il sublime technologico de Mario Costa (publié en langue française sous le titre Le sublime technologique, Editions IDERIV, Lausanne). Mario Costa, dès les années 1972, a pris une part active en Italie du Sud dans la promotion et la défense de l'art-vidéo au moment où cet art en était encore à ses premiers balbutiements... Il a entretenu durant plusieurs années une polémique de fond avec les représentants de l'art contemporain officiel, prenant pour cible préférée une de ses figures charismatiques : Achille Bonito Oliva, comme lui natif de la ville de Salerne. L'histoire en général, et l'histoire de l'art en particulier, est souvent "oublieuse", oublieuse des véritables précurseurs.

Il est utile ici de rappeler que le domaine des réseaux et de l'interactivité, qui font l'objet actuellement d'un effet de mode inflationniste, a eu en réalité depuis plus d'une dizaine d'années ses artistes et ses théoriciens... Il suffit pour s'en convaincre de consulter l'abondante bibliographie qui existe sur le sujet. Nombre d'idées présentées aujourd'hui comme "inédites" par des néophytes ignorants ou volontairement mal informés ont déjà fait l'objet en leur temps d'une réflexion et d'une pratique approfondies.
La société nouvelle aura à satisfaire ses besoins dans l'ordre du symbolique et de l'imaginaire, mais ce symbolique s'incarnera dans des productions propres à son identité et conformes à ses supports et à ses modes de
communication. Les œuvres d'art produites ne seront pas forcément matérialisées sous des formes destinées à être accrochées sur le mur des salons bourgeois, pas plus que sur les cimaises d'un musée... Elles prendront corps sur des supports divers, notamment sous forme de murs-écrans, ces écrans qui se multiplient autour de nous et peuplent déjà notre environnement quotidien. Elles naîtront au travers des équipements vidéo sensoriels, des capteurs, des cabines holographiques et des prothèses diverses. Elles se visualiseront et se chargeront sur des ordinateurs. Enfin, elles existeront sous forme d'événe-ments informationnels, multimédia, qui prendront corps dans le tissu même de l'information générale, pour la questionner, pour la perturber, pour l'embellir, la transfigurer...
Avec Internet et l'art des réseaux, le musée deviendra une peau tendue sur notre propre corps où les images du monde entier pourront se rencontrer, se recombiner sous forme de collages électroniques comme cela se pratique déjà dans la musique "techno".
Avec l'utilisation spécifique des réseaux technologiques pratiquée par les artistes, vont émerger des œuvres d'art collectives, des œuvres élaborées en commun, d'un continent à l'autre, à travers les frontières, en interaction permanente. L'ère de la connectivité généralisée va transformer, non seulement les supports de l'art, sa diffusion, sa façon de le faire, mais également sa perception. "Virtua sega" a été le premier casque de réalité virtuelle grand public, ultra-léger, connectable à la console "Génis", dont on peut faire l'acquisition pour le prix d'un vulgaire aspirateur. Dès 1994, nos enfants ont eu accès, pour le double de ce prix, à de super-calculateurs dotés d'une puissance égale à la puissance d'un simulateur de vol digital des années 80... Imaginons les réactions quand ses systèmes visuels seront capables de libérer des images d'une prodigieuse et infinie richesse, des images sur lesquelles ils pourront intervenir pour composer à l'infini des "collages" électroniques, au regard desquels les chefs d'œuvre du cubisme apparaîtront comme de laborieux et sympathiques bricolages !

Les jeux vidéos seront vite supplantés par des équipements de plus en plus sophistiqués qui deviendront très vite les loisirs majoritaires, comme ont pu l'être jadis pour les classes aisées le piano et la peinture de chevalet. Faites vous-même l'expérience en offrant au premier gamin venu une boîte de couleurs et une console de jeu vidéo, vous verrez vite ce dont il se saisira en premier ! Il va falloir apprendre à se déprendre de nos schémas antérieurs. Dans moins de dix ans, on pourra se procurer à la boutique spécialisée du coin des simulateurs de réalité virtuelle grand public, de la même façon qu'on trouve aujourd'hui des appareils photo numériques, des caméscopes ou des magnétophones...
Le 5 juillet 1997, la NASA envoie un robot sur Mars dont les caméras nous retournent dix minutes plus tard des images aussi nettes et réalistes que celles de notre jardin. Certes, l'exploit technique est intéressant. Mais ce qui nous intéresse encore plus c'est que le lendemain 220 millions d'appels ont afflué sur Internet vers les sites de la NASA et que l'épicier du coin à Maubeuge peut découvrir les paysages de Mars en même temps que le scientifique de Houston.... Finalement, qu'est-ce que tout cela signifie ? Qu'est-ce que cela veut dire pour le monde de l'art, tel qu'il se présente encore aujourd'hui dans des formes de création à nos yeux déclassées, voire anachroniques dans leur propre époque! Une autre culture, une culture électronique populaire est en train de se généraliser à ce moment historique où la civilisation de réseau se développe d'une façon exponentielle. L'explosion des réseaux multimédias s'impose comme un phénomène majeur, laissant augurer la multiplication d'œuvres d'art de formes inconnues et inédites sur Internet.
L'instauration d'un art de réseau propre à ce média s'impose chaque jour davantage. Les artistes les premiers, avec leur sensibilité propre, sentent que nous sommes entrés dans un nouvel "espace-temps", un nouvel environnement dans lequel durée et distance sont "contractées" avec des modifications telles que les règles de la création, de la culture et de l'art s'en trouvent automatiquement et fondamentalement bouleversées. Cela veut dire que les questions qu'on se posait hier sur le statut de l'image à travers la peinture se trouvent "désactualisées" d'un seul coup, ouvrant le champ à d'autres problématiques ! Surviennent alors d'innombrables problèmes : esthétiques, théoriques, éthiques, qui interrogent les nouvelles espèces d'images qui envahissent et peuplent notre quotidien. Apparait alors l'urgence de répondre aux questions de leur apparence, de leur appartenance, de leur incarnation, de leur nature technique, de leur rapport au temps, de leur rapport à la réalité...

Les artistes qui conquièrent et occupent déjà certaines "niches" du cyberespace bénéficient d'une avance notable pour dégager les formes d'art et de symbolique qui traduiront la société de demain. On pourrait dire qu'ils sont en position privilégiée, bénéficiant en quelque sorte de la prime octroyée au "premier occupant"... Ce nouveau milieu que constitue le cyberespace va contribuer à "fluidifier" les pratiques artistiques et à dématérialiser ses produits. L'entrée dans le cyberespace est riche pour l'art de potentialités encore mal perçues. L'impact de la société informationnelle sur l'économie est déjà reconnu. Son impact sur la création et sur l'art suivra inexorablement dans un deuxième temps. Ce ne sont pas les enseignements dispensés dans une école des Beaux-Arts, ni l'étude du dessin, ni encore moins les œuvres aperçues dans les galeries à la mode qui permettront de résoudre ces problèmes. De même qu'on apprenait il y a encore quelques années à tendre une toile sur un châssis, c'est maintenant avec les caméras, les modems, les algorithmes et les pages html qu'il faut apprendre à composer...
On ne peut pas dire que demain les techniques de traitement d'images de synthèse seront nos principaux instruments de création. Elles le sont déjà aujourd'hui ! Les "ados" du monde entier le savent.
Les artistes, quels que soient leurs modes de création actuels, ne pourront pas échapper très longtemps à un examen approfondi analysant leur condition d'artiste et ses perspectives. Faire de la peinture, aujourd'hui a-t-il encore beaucoup de sens ? Pourquoi, ou pourquoi pas persévérer pour s'exprimer dans l'utilisation d'un medium devenu archaïsant par la force des choses ? Il s'agit sans l'éluder que chacun puisse répondre avec objectivité et un minimum de lucidité à cette question essentielle qui conditionne son devenir dans un monde en radicale transformation.
En 1935, dans son livre L'art à l'ère de la reproductibilité technique, Walter Benjamin posait déjà, à travers les pratiques de la photographie et du cinéma, ce qui ne pourrait pas manquer dorénavant d'affecter la pratique de la peinture elle-même. Néanmoins, nous sommes bien obligés de constater, plus d'un demi-siècle plus tard, que la peinture constitue encore l'essentiel de la production "commerciale" de l'art contemporain. Les objets, les installations ou les formes hybrides, certes en constante progression, ne représentent qu'un volume beaucoup plus modeste. Fait trivial, cet état de chose est directement lié, il faut bien l'admettre, la demande générée par la surface murales utile à décorer dans nos appartements. Et cela montre bien aussi que les formes de symbolique d'une société donnée doivent s'adapter nécessairement aux conditions de création, d'accueil, de présentation et de diffusion. Certes, les murs définissent toujours dans notre vie quotidienne, des surfaces à deux dimensions à "décorer" mais est-ce vraiment toujours la peinture de chevalet qui constitue le support idéal pour l'expression des formes symboliques de notre époque ?
Il faudra attendre la décennie 60/70 pour que les artistes du Pop' art élaborent un langage plastique spécifique, quasi photographique, visant à décoder les mécanismes inhérents aux sociétés dites de consommation, et s'acheminant vers nos sociétés dites de
communication. C'est Andy Warhol qui, de la façon la plus conséquente, illustrera la logique systématique généralisant les procédés mécaniques de reproduction de l'époque : la photo, la sérigraphie. Si les contraintes, les résistances et les pesanteurs du marché auxquelles se heurte naturellement l'innovation expliquent les décalages qui existent entre les états de la pensée à des moments historiques donnés, il faut remarquer que l'accélération des connaissances et leur application contribuent à creuser le fossé. Il en résulte une distorsion qui n'a cessé de s'accuser au fil des années entre un milieu de l'art fonctionnant en vase clos et impliquant un nombre restreint d'individus sur des critères élitaires et une véritable culture de masse ou de recherche utilisant les technologies les plus avancées, en prise directe avec la sensibilité et les modes de représentation nouveaux. Cette situation a atteint maintenant le point critique où des ajustements, des révisions, des bouleversements fondamentaux, nous semblent inévitables à moyen terme, bouleversements qui affecteront la création et ses modes de distribution d'une manière radicale. A l'occasion de la vente de Parcelle-Réseau, œuvre numérique sur Internet, mise en vente aux enchères par Maître Binoche à Drouot le 16 octobre 1997, Isabelle Rieusset-Lemarié écrit : "Autrement dit, Fred Forest n'a pas fait seulement bouger "le marché" suite à cette performance, mais les gens, non pas comme "manipulateur", mais comme l'accélérateur des effets propres de la logique d'un média qui entraîne les acteurs sociaux, qu'ils soient artistes, professionnels du marché ou commissaires-priseurs, à incarner de nouveaux rôles dans des stratégies inédites qui recomposent un nouveau tissu social entre les mailles d'Internet."
Il paraît tout à fait improbable que puisse se maintenir encore longtemps, d'une façon purement artificielle, l'enclave d'une culture minoritaire. Ce qui condamne le système de l'art contemporain, tel qu'il est constitué et fonctionne encore aujourd'hui, ce n'est pas tant son inadéquation à une sensibilité et des pratiques propres à notre époque, mais des raisons inhérentes à l'organisation très sectorisée de son marché, un marché mal adapté pour faire face à la culture des nouveaux médias. Certes, le système de l'art a pu réussir jusqu'à ce jour à maintenir son pouvoir par l'internationalisation qui lui a permis de réaliser cette concentration monopolistique à laquelle tend l'économie des groupes pour leur survie à l'échelle mondiale, à cette différence capitale près que l'art contemporain et son marché exercent leur pouvoir à travers des réseaux confidentiels qui n'ont, ni de près, ni de loin, de prise sur la culture de masse. Ils en sont totalement coupés et étrangers. L'impact, l'importance ou seulement la présence de cet art est dérisoire dans nos sociétés. Il suffit seulement de comptabiliser le nombre d'émissions sur l'art contemporain à la télé au regard des émissions consacrées au sport ou aux vaiétés pour s'en convaincre. Nous sommes en droit de nous poser la question : où donc notre propre société trouvera-t-elle à cristalliser, et sous quelles formes, les fonctions symboliques nécessaires à son équilibre ? Serait-ce dans les formes de "représentations" que les médias dispensent à outrance ? Serait-ce dans les nouvelles figures du "bienÝ" et du "mal" que l'actualité diffuse à chaque journal télévisé sous les traits caricaturaux empruntés aussi bien aux vedettes des Téléthons...
qu'aux violeurs d'enfants et autres terroristes de service ? Il est justifié de se le demander ! Dans le cadre d'une pensée kantienne, on se retrouve à considérer que le temps et l'espace sont vécus, en l'occurrence, comme des formes "a priori" de sensibilité. Même si cette idée de "présence" a été fortement questionnée et mise en doute après Kant par des philosophes tels que Witgenstein, Heidegger et Derrida. Nous sommes bien obligés de constater que la pratique des réseaux et la relation d'interactivité crée chez les protagonistes une émotion, une jubilation, qui s'apparentent de très près au plaisir esthétique. Il est sûr que la coprésence de l'artiste en relation dans les réseaux avec des publics diffus et indéterminés qui ont toujours la possibilité d"agir" crée un climat particulier dans lequel le présent est "ressenti" comme une donnée sensible, irréductible aux conditions de l'expérience. Ce retour à des valeurs existentielles fondamentales du "sentir" constitue une alternative en même temps qu'un antidote : un antidote aux excès du formalisme et du pathos qui ont envahi l'art contemporain ces deux dernières décennies. Si le sentiment de la perte du "présent" s'est retranché dans les attitudes les plus radicales de la pensée, avec Barthes, Adamov, Godard, l'émergence des nouvelles technologies et du temps réel qu'elles réinstaurent dans le champ de l'art permet d'assister à sa "réappropriation".
Comment se présente notre situation d'artiste aujourd'hui dans ce contexte inédit ? Les perspectives ouvertes par la compression numérique, le câble bidirectionnel, l'architecture en étoile des réseaux, Internet, vont permettre de faire participer réellement le public. Installé dans son fauteuil, chacun pourra intervenir sur le déroulement d'une émission... la création d'une œuvre sur Internet à laquelle il participera étroitement ! Le multimédia arrive en force pour constituer une centrale interactive d'échanges d'informations, une centrale qui donne la possibilité à tout individu possédant un écran d'entrer en contact immédiat avec un serveur de son choix et de puiser à volonté des images stockées sur disques optiques. Il serait faux de prétendre que l'intérêt suscité par le multimédia ne constitue qu'un phénomène de mode. Par ailleurs, il faut mentionner le fait, et insister sur son importance, que l'association de l'image, de l'écrit et du son favorise désormais des créations interactives de type inédit. Le multimédia révèle certes un besoin de raconter et d'imaginer le monde mais pour dans le même temps tenter aussi d'en saisir le sens dans toute la richesse et la complexité de ses relations. En dehors des aspects créatifs et spécifiques qu'il présente pour l'artiste, il faut aussi reconnaître dans le multimédia un phénomène social de carac-tère exceptionnel. Les millions d'abonnés de la chaîne musicale américaine The Box peuvent non seulement choisir l'heure du programme, mais également ses contenus... Comme il nous a été donné de le souligner, l'interactivité n'est pas une idée nouvelle qui serait directement issue du développement des technologies. Elle est étroitement liée à tous les phénomènes de la vie d'une façon fondamentale, et l'on peut dire que son concept est antérieur à la "pensée informatique" dont elle ne procède pas. Par contre, sa mise en œuvre se trouve considérablement amplifiée, activée et revitalisée par les systèmes technologiques de
communication qui se mettent en place actuellement, affectant nos gestes les plus quotidiens. Sans refaire l'histoire de la cybernétique, il faut avoir en mémoire les travaux d'Erving Goffman, notamment son ouvrage Les rites d'interaction,, et le livre de Frank Popper, Art, Action et Participation. Du fait de sa nature même et de la dynamique qu'elle met en œuvre, l'interaction, qui emprunte ses procédures aux outils nouveaux, est appelée inévitablement à générer des "formes" nouvelles.
Par "forme", il faut s'efforcer d'entendre ici autre chose que ce qu'il était convenu d'entendre habituellement. Il faut élargir le concept "forme" et le penser au-delà d'un statut qui le limitait à une acception fondée sur les théories relatives à la peinture, aux arts graphiques et plastiques, envisager la "forme" comme la configuration d'un dispositif dont l'abstraction et le statut d"invisibili-té" ne témoignent nullement de son absence, mais confirment bien, au contraire, sa présence tangible. Même si cette présence reste absente à nos yeux, elle n'en reste pas moins fortement contingente. Même si les réseaux restent "invisibles", ils n'en structurent pas moins, cependant, toute notre société en même temps qu'ils rendent compte de l'activité économique, sociale de cette société. Ils font autant partie d'un quadrillage abstrait et géographique de l'espace en tant qu'infrastructures de
communication que d'un imaginaire partagé par tous les individus participants.

Une fois de plus l'énumération et la description des pratiques artistiques et des œuvres qui suivent çi-dessous, ne se veulent nullement exhaustives. Elles ont pour seul objectif d'apporter des exemples concrets en même temps qu'extrêmement diversifiés, montrant comment l'art est capable de détourner des machines techniques pour faire sens et questionner le mystère de la condition humaine dans son rapport au monde, au temps et à l'espace... Ces œuvres ont en commun d'appartenir au numérique, au virtuel, et mettent pour la plupart en fonction les modalités dynamiques de l'interactivité.

- Dans les installations de l'artiste Karl Sims, également biologiste, l'informatique permet de simuler l'évolution darwinienne. Des populations d'éléments virtuels, dont les descriptions sont codées par l'ordinateur, obéissent aux mêmes règles naturelles de variation et de sélection. C'est le cas notamment de l'installation de l'artiste présentée dans le cadre de la "Revue virtuelle" au Centre Georges Pompidou, installation où l'ordinateur affiche une population d'images sur seize écrans vidéo en arc de cercle. Les visiteurs se dirigent vers les images de leur choix, se plaçent sur des capteurs au sol et sélectionnent ce faisant celles qui sont amenées à "survivre". Les images qui ne sont pas retenues étant immédiatement éliminées et remplacées par des images issues des images survivantes... qui se révélent être les copies et combinaisons des précédentes avec différentes variations. Ainsi, dans cette évolution artificielle, ce sont les visiteurs qui déterminent interactivement l'aptitude des images à survivre. Dans cette installation dialogique, une collaboration singulière s'établit ainsi entre l'homme et la machine. L'homme apportant avec lui ses propres critères esthétiques, l'ordinateur se contentant pour sa part de fournir les moyens mathématiques nécessaires au développement du processus. Cette évolution interactive peut-elle correspondre à un processus estimé "créatif" ? Les participants en somme ne faisant au final que répéter des choix parmi les échantillons successifs de seize images proposées... En sachant, aussi, qu'au-delà de cinq sélections successives, les participants impliqués choisissent un seul chemin donné, sur plus d'un million de possibilités offertes, nombre suffisamment important pour que les résultats rendent compte au final de la... singularité de chaque visiteur.

- L'installation Centre Lumière Bleu nƒ2 de Sophie Lavaud, présentée par le Métafort met en œuvre, quant à elle, une interactivité en temps réel directement liée au déplacement du "spect-acteur" dans un espace donné qui réalise ainsi une interactivité étroite entre son corps muni d'un capteur et l'apparition d'images frontales sur grand écran vidéo. Le rôle prédominant que l'artiste assigne au corps montre que le système virtuel qu'elle utilise en tant qu'élément dynamique et moteur apporte une dimension absolument nouvelle par rapport aux techniques traditionnelles de représentation. En invitant le spectateur à s'impliquer directement avec son corps dans l'espace simulé qu'elle a construit, elle lui offre un moyen très naturel de "s'incorporer" aux images qu'elle propose. De la sorte, elle réussit paradoxalement à faire l'économie, malgré la sophistication des moyens informatiques utilisés, d'un codage ou surcodage linguistique pour l'introduire directement au cœur d'une intériorisation sensible et basique. Pour le spectateur projeté dans cet univers poético-symbolique, il ne s'agit plus de contempler l'im-age de quelque chose, mais de s'immerger dans une réalité composite qui devient son vécu. La question première qui se pose alors avec le virtuel, c'est le statut exact de cette réalité intermédiaire et composite à mi-chemin entre image et substance. Comme œuvres interactives significatives utilisant la réalité virtuelle, nous citerons encore d'une façon non exhaustive :
- L'Eye (1993) de Bill Spinhoven, installation composée d'un moniteur vidéo qui affiche l'agrandissement de l'œil de l'artiste qui suit continûment les déplacements du visiteur, inversant ainsi les rôles dévolus traditionnellement à chacun.
- White Devil (1994) de Paul Garrin où le spectateur participant pénètre dans un espace construit, où il est soudain poursuivi par une meute de chiens féroces qui le mettent symboliquement en situation d'exclusion répressive.
- Je sème à tout vent (1990) d'Edmond Couchot, Michel Bret, Marie-Hélène Tramus, qui offre un autre type d'interaction de simulation informatique. Une fleur de pissenlit montée en graine apparaît sur l'écran. Il suffit d'approcher ses lèvres de la surface bombée du verre et de souffler pour que les graines se détachent, s'envolent et retombent lentement...
- Dieu est-il plat ? (1994) de Maurice Benayoun, installation dans laquelle le visiteur équipé de lunettes stéréoscopiques avance dans un labyrinthe constitué de briques. Au fur et à mesure de sa progression, les murs se creusent devant lui en fonction de son déplacement.
- Interactive Plant Growing (1992) de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, installation qui présente des images en trois dimensions projetées sur écran vidéo et des plantes dans un espace où le public les approche et les touche. Les plantes sont dotées de capteurs qui transmettent des signaux informatiques en temps réel qui font évoluer les images.

C'est dans la perspective générale des mutations de l'art liées aux mutations des techniques et des technosciences que doit être appréhendée l'utilisation d'Internet (et avant Internet les autres réseaux : postal, téléphonique, fax...) dans le champ artistique, comme terrain d'expérimentation, dont de nombreuses réalisations récentes s'imposent comme des créations à part entière sur le Net, confirmant l'existence de ce qu'il convient désormais de nommer l'art des réseaux.

L'esthétique des réseaux se fonde sur une pratique des réseaux technologiques de
communication, utilisés par les artistes comme "situation" et "matériau" de création. Le réseau artistique est alors à la fois une sorte de rhizome en même temps qu'un hypertexte "humain", un système ouvert, sans hiérarchie d'entrée ou d'ordre de participation. N'importe quel point se connecte avec n'importe quel autre point du réseau. Tout "nœud" qui se constitue dans le maillage du réseau se trouve indissociable de son espace propre, mais se construit aussi simultanément, dans le travail artistique développé de concert avec la contribution de tous les protagonistes. Dès qu'un intervenant se déplace dans d'autres points et configurations du réseau, il déplace avec lui tous les autres. Il fait valoir son intervention jusqu'au "contact" suivant à partir duquel il devient spectateur, certes sans aucun pouvoir d'incitation, mais comme "débrayant" volontairement une situation qu'il a enclenchée initialement. L'enchaînement ou la simultanéité des séquences sont liés en priorité au processus, au mouvement, avant de s'appréhender comme produit sonore ou visuel... Les outils de navigation sur le réseau sont des prothèses qui étendent nos facultés et révèlent des champs inexplorés de la pensée en faisant émerger de nouvelles images mentales. Les usages de plus en plus généralisés et sophistiqués des moteurs de recherche sur Internet induisent par leur individuation et leur diversification constantes des pratiques de création et de consommation d'un art qui éch-appe aux standards traditionnels. A la réception passive se substi-tue la co-productibilité active.
"En évolution, le réseau modifie les conditions d'existence et la destinée de chacun de ses nœuds. En même temps, chacun des nœuds participe à l'évolution globale du réseau, ce qui conduit à l'émergence de propriétés nouvelles imprévisibles."

L'Electronic Café, un projet proposé à l'origine par les artistes Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz à l'Olympic Arts Festival de Los Angeles en 1984, est devenu plus tard une structure réseautique permanente sous le nom d'Electronic Café International, une structure servant d'interface et d'espace de création à différents projets artistiques.
L'un des mots clefs du réseau est le mot "relation". Relation doit être ici compris dans un double sens : celui du "listing" des acteurs potentiels et celui de "usages" entre partenaires reconnus. Une discipline tacite et volontairement admise assure le bon fonctionnement du dispositif. La participation se mesure en fonction du degré d'implication selon des motivations qui sont, d'ordre non seulement artistique, mais aussi social ou politique. Dans le cas des échanges réseautiques à caractère artistique, c'est l'espace virtuel créé qui devient la scène même de l'action artistique induite. "En électronique, lorsque les télé
communications et les systèmes informatisés convergent, il se crée un espace qui offre des possibilités révolutionnaires à l'artiste. C'est un espace interactif où la place des intervenants importe. Le message ne tient pas au code unique : "envoyer-recevoir". Le sens est le produit des compromis conclus par les intervenants qui, par le biais de l'ordinateur, ont accès asynchroniquement à ce nouvel espace informatique."

La condition première du travail dans les réseaux électroniques est liée à la sensation d'une certaine vitesse d'exécution qui est plus le résultat d'une vitesse de production exigée par le canal
communicationnel et sa structure qu'une liberté spontanée. Cette appropriation "artistique" du réseau télématique contribue à modifier quelque peu la conception physique du temps et de l'espace qui préside dans la pure communication fonctionnelle. Avec les nouvelles technologies, on a toujours une propension à vouloir accélérer le cycle des échanges. La relation est toujours tributaire d'un arrière-plan chargé de fébrilité et d'anxiété inhérent à son coût et à son statut au demeurant précaire. La communication toujours "fragile" risque en effet d'être coupée à chaque instant, ou, tout simplement, ce syndrome directement tributaire de la technologie elle-même lui est constitutif... Une technologie qui se révèle de fait toujours plus puissante, toujours plus rapide, mettant au défi permament les limites et les capacités humaines...
Dans la pratique artistique des réseaux, la tendance s'inverse plutôt : le temps est en quelque sorte "reconstruit", reconfiguré. La liaison devient elle-même un travail du moment qui crée son propre temps, et la création de ce temps s'avère quelquefois sa propre justification. Justification dans laquelle le plaisir esthétique impose toujours sa présence au premier plan. Avec le système de l'écran "commun", ce n'est pas seulement la même image qui est partagée, c'est un "espace/temps" collectif qui s'instaure. Les réseaux participent à la fluidité des échanges et conduisent à une sorte de "dématérialisation" et de "déterritorialisation" où se télescopent pour se fondre en un seul bloc le "local" et le "global". C'est alors qu'on entre dans une spirale de bouclages successifs à partir desquels s'engendrent les vertiges d'un plaisir qui a pour nom le plaisir de l'art. L'œuvre générée est une éternelle action, une série de séquences superposées, dont on n'est toujours pas en mesure de reconstituer. Son cheminement participe la découverte du monde par une série d'expérimentations, sensibles et éphémères, où il n'y a jamais "d'avant" ou "d'après", mais un moment fluide et unique... qui dure toujours.

Tout projet artistique de nature télématique peut être considéré comme un réservoir de potentialités, d'énergie latente, commun aux participants. Il trouve sa destination et sa finalité dans une navigation des réseaux dont les itinéraires et la cartographie n'existe jamais avant que le voyage ne soit commencé ! Il faut enfin souligner que dans les relations aléatoires qui s'établissent au gré de l'esthétique des réseaux il n'y a jamais d'exclusion a priori. Tout nouvel arrivant a toujours ses chances. Il est toujours intégré à la communauté virtuelle constituée, pour peu que ses intentions soient clairement et positivement perçues. Nombre de participations sont éphémères, mais se constituent également des "familles" permanentes, des groupes dont la "fidélité réseautique" repose sur le sentiment partagé d'appartenir à une sorte de "micro-république" cybernétique. Avec la généralisations des machines à communiquer, et plus particulièrement depuis l'avènement de l'ordinateur comme interface entre personnes connectées, on accroît automatiquement, dans le même temps, et la relation de perception avec la réalité physique et la capacité de simulation. Selon Sherry Turkle dès que les ordinateurs deviennent "ubiquitaires" dans les années 80 ils ouvrent une nouvelle culture du "self" et une nouvelle esthétique technologique. Toujours selon Sherry Turkle, l'art technologique communique le sens d'un monde vécu à travers des substituts enregistrant un sens de réalité comme si ce monde était perçu en "exposition" à travers un objectif. L'omniprésence de l'ordinateur renforce cette sensibilité et nous donne un sens de la réalité équivalent à ce qu'on découvre sur un écran vidéo.

Les réseaux génèrent de nouvelles formes de représentation et inscrivent la réalité dans/par la connexion, tandis que les processus réseautiques contribuent à modeler une conscience planétaire. Aujourd'hui, on produit en temps réel pour partager en temps réel. Le système est à la fois collectif et personnalisé. L'alliance conjoncturelle entre l'anonymat du réseau et son interactivité en temps réel induit des "façons d'être" singulières. Le développement des pratiques réseautiques, la recherche de publics élargis, devraient aboutir à un renouvellement des attitudes artistiques et culturelles, à une modification de nos schémas socio-politiques. Les nouvelles technologies sont le terrain d'un double enjeu, celui de la quête de soi dans sa dimension subjective (spirituelle) en même temps que la quête de l'autre (altérité) dans la recherche de nouvelles formes de sociabilité. Nous sommes au commencement d'une révolution pour ce qui est du contact avec nos semblables. Avec la généralisation et la sophistication des réseaux on peut tout imaginer. Bientôt on pourra partager nous-mêmes, en tant que clone, cet espace virtuel avec d'autres clones à qui nous pourrons parler, que nous pourrons toucher, et peut-être aimer ou détester... La restitution de soi-même dans le réseau pourra être identique et conforme à la réalité ou, au contraire, volontairement... corrigée et idéalisée. Pour Baudrillard :
"Ce nouvel individu cloné, métastatique, interactif, n'est plus aliéné, il est identique à lui-même il ne diffère plus de lui-même, donc est indifférent à lui-même. Cette indifférence à lui-même est au cœur du problème plus général de l'indifférence à elles-mêmes des institutions, du politique..."

La voie d'un art des réseaux a déjà été ouverte dans les années 80 par quelques pionniers de génie, dont notamment l'artiste Roy Ascott. A l'occasion de la manifestation Electra organisée par Frank Popper au musée d'Art Moderne de la Ville de Paris en 1984, Roy Ascott développe une œuvre en réseau planétaire intitulée La Plissure du texte. Titre qu'il choisit en référence au livre de Barthes : Le plaisir du texte.
Dans seize villes du monde (en Australie, en Amérique, en Europe...), sont installés des terminaux informatiques. Dans chacune des villes, une personne ou un groupe de personnes sont invités à élaborer un conte de fées planétaire en échangeant des textes par le réseau télématique mis en place. En Australie, le lieu de réception-émission du projet est une galerie de New South Wales. Le soir dans une ambiance festive les gens arrivent déguisés et le maître de cérémonie en smoking monte sur un podium pour lire de manière "théâtrale" les textes reçus des autres villes au cours de la journée précédente. Les gens discutent ensuite entre eux pour continuer l'histoire à partir de l'endroit où elle s'ést arrêtée. Leurs textes sont ensuite envoyés à Paris, agrandis par un projecteur, afin qu'un public nombreux, jouant le rôle du "magicien bleu", continue le processus interactif. Roy Ascott le concède volontiers dans son commentaire de La plissure du texte en parlant justement des textes produits : "C'était parfois infantile et sans grand intérêt, mais le résultat pouvait aussi être surprenant, très élaboré, humoristique, extraordinairement intelligent." Roy Ascott a basé sa démarche dès les années 70 sur le concept de rétroaction, d'interactivité et de participation, concepts qu'il a mis en oeuvre dans le Op-art et dans sa propre pédagogie. Il a enseigné dans de nombreuses écoles d'art dans le monde.
"Nous allons vers une société complètement cybernétique, où les processus de rétroaction, de
communication instantanée, de flexibilité autonome, vont informer tous les aspects de notre environnement" écrit-il en 1967; et il poursuit en affirmant que "L'esprit de la cybernétique devrait informer l'art et être en retour informé par luiÝ."
L'analyse de Roy Ascott sur les deux attitudes possibles de l'artiste face au progrès et à l'irruption de l'esprit de la cybernétique dans notre société est peut-être quelque peu... manichéenne. L'artiste a deux attitudes possibles : être entraîné semi-conscient dans le courant des événements avec pour conséquence son amertume et son hostilité ou vivre avec son temps, le façonner et le développer en comprenant ses caractéristiques sous-jacentes. L'artiste peut en effet agir avec la technologie en la croyant vecteur du bonheur universel ou en la critiquant, il peut aussi la rejeter en la connaissant, l'ignorer ou enfin... agir transversalement, en utilisant des attitudes intermédiaires. Bref, toutes les attitudes sont possibles, ce qui en fait toute la richesse pour l'expérience humaine. Roy Ascott pense enfin qu'une vision cybernétique pourrait unifier et nourrir une culture dans laquelle une certaine forme d'unité pourrait exister entre art, science et valeurs humaines.
Il est à notre avis essentiel de bien comprendre l'esprit de la cybernétique pour saisir une démarche artistique s'inscrivant dans la perspective de l'art technologique tel qu'il se développe dans celui des réseaux. Partir de la cybernétique pour construire des modèles esthétiques est une étape préliminaire incontournable dont les générations précédentes (et pour cause...) n'ont pu faire l'expérience : il fallait pour cela disposer à la fois des outils informatiques et élaborer de nouveaux concepts. Mais appliquer à la lettre des modèles cybernétiques, suffit-il à produire pour autant du sens, donc de l'art ? Plaquer d'emblée un modèle cybernétique sur l'art risque au contraire de conduire à un art formel, dépourvu de sensibilité et d'humanité. Maintenant, c'est sur l'homme, sur le cœur et... le corps de l'homme qu'il faut se recentrer, car à trop vouloir se conformer étroitement aux modèles cybernétiques, aux machines mises en place, on court le risque d'en rester à un niveau "artistico-symbolique" très insatisfaisant et de perdre son "âme" définitivement. Roy Ascott souligne la transversalité de l'art technologique : "Une fusion entre l'art, la science, la technologie, l'éducation et le divertissement se dessine dans la structure de l'apprentissage et de la créativité..." Certes, mais l'intention artistique ne risque-t-elle pas de se diluer dans la recherche d'objectifs qui n'ont plus grand chose de commun avec elle. ? "L'intention artistique ne risque-t-elle pas de se perdre aussi quand l'artiste délègue sa responsabilité et sa créativité au profit d'un collectif ? La création court le danger de ne plus devenir qu'un discours sur l'apprentissage de la créativité." Dans le réseau que l'artiste "organisateur" met en place sous forme de dispositif, la notion d'auteur collectif est très intéressante. Elle rejoint la notion de créativité partagée et redonne à tous la notion de participation, concept fondateur très important dans le travail de Roy Ascott. Il est à noter que, dans certaines sociétés dites "primitives", la création n'est pas déléguée à des spécialistes, à des artistes enfermés dans des ateliers, produisant des œuvres sélectionnées par des marchands pour la spéculation sur le marché. Enfin, Roy Ascott souligne une caractéristique que nous partageons pleinement avec lui, une caractéristique essentielle du travail en réseau : nous expérimentons ensemble une conscience planétaire. Il déclare dans le catalogue de l'exposition Electra en 1984 : "Même au stade de développement où nous en sommes, il est possible d'entrevoir la naissance d'une conscience planétaire que je qualifierai de "conscience de réseau." Cette conscience planétaire vient en partie de la délégation individuelle d'une partie de notre conscience à une conscience plus vaste, une conscience partagée avec nos correspondants à l'autre bout du monde. On a aussi l'impression de se perdre dans un infini, celui du réseau des télé
communications, un réseau planétaire dont la dimension nous dépasse. On expérimente activement pour la première fois par l'intermédiaire de machines cette conscience cosmique. On expérimente le lien avec la nature, l'infini, les autres, l'autre, comme on l'expérimente dans la méditation. Chacun conserve sa conscience, mais une partie de notre conscience est partagée, reliée à un plus vaste ensemble. Les réseaux de communication par ordinateurs offrent la possibilité d'un genre de convivialité planétaire qu'aucun autre mode de communication n'a jamais atteint précédemment... C'est une des raisons qui explique que ce sentiment vient peut-être du fait que le réseau "désincarne" en quelque sorte l'individu, qui se trouve communiquant projeté dans un espace délocalisé et atemporel, ce milieu constituant un milieu qui renvoie certes à l'inconscient collectif de Jung, mais qui met en jeu plus que des archétypes, des idées bien définies et des informations bien précises. Effectivement, on pourrait dire qu'il s'agit là d'une mise en commun dans le cyberespace de "conscients" et d'"inconscients". On peut parler ici, en toute légitimité, d'une pensée de type "associatif" mise en œuvre dans... des réseaux. Comme le dit encore Ascott : "Le réseau tisse l'imaginaire de chacun en une toile qui rend au terme pensée associative tout son sens". Pour fonder ces analogies, il suffirait de reprendre un concept élaboré par Peter Russel et repris par Joël de Rosnay, celui de "cerveau planétaire". C'est effectivement une sorte de "cerveau planétaire" que nous avons mis en place tout autour de la planète, une mise en commun active, associée à nos intelligences, à nos pensées, à nos émotions. L'association des idées qui naissent dans notre cerveau, dans notre corps se poursuit dans le cerveau planétaire, un cerveau universel qui aboutira à un déplacement d'une conscience centrée sur l'ego vers un champ cohérent de conscience partagée. Nous passerons d'une vision du monde verticale à une vision horizontale. Ce changement est évident si l'on compare la peinture classique et la peinture de Pollock. Cet artiste crée des champs d'énergie faits d'entrelacements, d'entre-mêlements, de séparations, de regroupements, de croisements, de liaisons sur la toile. Il développe ainsi une ubiquité et une instantanéité qui sont les modèles mêmes de l'utilisation des réseaux télématiques. La vision du monde basée sur une architecture verticale est représentative d'un certain type d'organisation et de valeurs relevant de la culture de l'homme occidental : esprit de compétition et de domination, sur les autres et sur la nature. Les réseaux sont le modèle d'une vie plus participative, plus holistique, plus écologique, des hommes entre eux et avec le monde. La résurgence dans notre culture d'un intérêt pour la psyché, pour l'action humaine coopérative dans le cadre d'une approche plus holistique de la planète, semble aller de pair avec la tendance à l'intégration horizontale dans les formes culturelles actuelles. Les artistes ont ressenti très tôt cet aspect spécifique et fondamental que représente ce nouveau mode relationnel de contact réseautique, et le parti pris qui pouvait également en être tiré pour des formes de "créations" collectives, mettant en jeu non seulement une communauté d'artistes, mais y associant aussi des publics non spécialisés. Les premières expériences ont vu le jour dans les années 1980, c'est-à-dire il y a à peu près une vingtaine d'années... Bob Adrian, un artiste autrichien pionnier en ces domaines, a mis en œuvre Art Box à l'aide du système IP Sharp qui lui permettra trois années durant de communiquer avec des artistes... australiens, européens et américains et de partager un réseau avec eux. Faisant part de cette expérience, il déclare : "Je ne m'en suis jamais lassé et je ne pense pas que cela arrivera un jour. La création au sein du réseau, l'échange des opinions, des visions, et même le simple bavardage sont stimulants et deviennent en fait une nécessité et une manie." A l'aide de technologies télématiques plus performantes et plus complètes comme celles d'Internet, des artistes (semble-t-il, enfin soutenus par les institutions...) répètent aujourd'hui les leçons de leurs anciens. Ils imaginent qu'ils inventent le monde, ce qui est bien naturel et légitime quand on est un artiste. Les plus intelligents opérateurs de l'art contemporain ont compris l'urgence et la nécessité de remettre leurs montres à l'heure, même si cette remise à l'heure s'effectue au prix de récupérations hâtives, voire de falsifications grossières, si ce n'est d'occultations manifestes. Interrogé en 1983 à la radio par Paul Brennan sur les expériences d'artistes utilisant les réseaux télématiques, Gene Young Blood, théoricien des arts technologiques vivant à Los Angeles, déclarait déjà : "J'aimerais voir se réaliser ce que j'appelle des communautés autonomes de réalité ce seraient des communautés qui ne seraient pas déterminées par la géographie puisqu'elles se réaliseraient grâce aux réseaux de communication, non pas par le voisinage, mais par la... conscience, l'idéologie et le désir." La sensibilité de l'artiste a bien saisi, en avance sur son temps, que le phénomène du réseau "désincarne" en quelque sorte l'individu pour le plonger dans un bain informationnel de partage, un océan atemporel. Les données créatrices se composent, se recomposent, s'associent et se télescopent dans des agrégats sans cesse renouvelés, dans des processus sans fin. On peut dire que l'acte de création dans le réseau constitue dans le flot d'informations une "entité" éphémère dans laquelle chaque idée fait partie de toutes les autres et où chaque participant est également le miroir "actif" des autres protagonistes en phase. Dans le substrat télématique, les œuvres installées dans le réseau ne sont pas créées, vécues, consommées d'une façon linéaire et unidirectionnelle, comme dans la plupart des créations de type traditionnel, elles sont élaborées conjointement et enrichies par des échanges multiples. L'évolution rapide en cours montre bien que le système des réseaux électroniques imbrique de plus en plus les institutions structurées existantes, comme les individus, dans un maillage serré commun dont le mode organisationnel est de plus en plus "englo-bant". L'espace électronique est un nouveau type d'espace; il est sans doute plus "immatériel", plus "métaphysique" que celui de la peinture, mais il n'en reste pas moins tangible pour tous ceux dont la sensibilité exacerbée constitue une antenne qui en capte les signaux subtils. Toujours au sujet de la vente de Parcelle/Réseau sur Internet le 16 octobre 1996, Isabelle Rieusset-Lemarié écrit : "Du point de vue de la démarche de l'artiste comme de celle des acquéreurs, il n'y avait pas nouveauté absolue mais continuité d'une dynamique. Mais cette dynamique des réseaux implique précisément, non seulement de faire "bouger" les usages économiques et artistiques, mais de faire bouger la frontière qui délimitait le rôle respectif des uns et des autres. Et dans cette nouvelle recomposition des positions d'acteurs sur Internet, ce qu'il faut saluer comme signe tout à fait intéressant, c'est que l'artiste n'est plus seulement l'objet passif, réifié au même titre que son œuvre, d'une spéculation qui se fait à propos de lui, mais un sujet non seulement actif, mais qui a l'initiative et qui montre même une capacité à accélérer les processus déjà rapides des réseaux." Les réseaux télématiques peuvent fournir à la culture et à l'art un vaste lieu de rencontre électronique, un tissu délocalisé propre aux dialogues et aux échanges les plus profonds, les plus fructueux. Mais faut-il pour autant s'attendre au "paradis terrestre" avec l'avènement de l'ère télématique ? Certes non, hélas ! ce serait trop simple. L'art des réseaux peut-il avoir une quelconque capacité pour participer de façon positive et engagée à la transformation du monde ? Pour notre part, nous répondons sans hésiter par l'affirmation. L'utopie est toujours nécessaire et aujour-d'hui encore plus urgente. C'est notre point de vue en tout cas. C'est le travail premier des artistes que de faire exister, de théoriser des modèles positifs et utopiques pour les instiller dans la société. Le 16 octobre 1996, l'art des réseaux trouvait en quelque sorte sa reconnaissance officielle, une consécration qui avait valeur de vrai statut économique à travers la vente à Paris, en première mondiale, d'une œuvre virtuelle sous le marteau de Maître Jean-Claude Binoche commissaire-priseur. Vente-vedette couverte en direct sur le réseau Internet, en temps réel. Comme le mentionnaient les pages du serveur Imaginet chargé d'en assurer les opérations techniques sur le réseau : Parcelle/Réseau est une œuvre d'art électronique réalisée par Fred Forest en Septembre 1996. De nature graphique et plastique, elle est traduite en un certain nombre de pixels. Elle est conçue pour un affichage en 16,7 millions de couleurs à la résolution 1280X1024 (avec 4 MO de VRAM). Par la fixité même de son image et son étrange lumière, elle évoque l'imaginaire sans limites des réseaux, leur invisibilité de fait, la dynamique irrésistible des flux qui les traversent. Elle est visualisée sur écran cathodique, selon une échelle que chacun choisit en fonction de son pouvoir d'achat et, bien entendu, de sa relation au nombre d'or. Authentifiée par Maître Binoche, commissaire-priseur, cette œuvre deviendra la propriété du collectionneur-acquéreur le plus offrant. A l'issue de l'enchère, il recevra de Maître Binoche sous enveloppe scellée, signée par l'artiste, le code secret permettant d'en avoir un accès exclusif sur Internet. Par le passé Maître Binoche, connu pour son goût personnel comme pour sa compétence pour l'art contemporain, avait déjà collaboré avec l'artiste pour la mise en vente aux enchères d'un Vidéo-portrait d'un collectionneur en temps réel (1974), Le Mètre carré artistique (1978), L'åuvre perdue (1990), chacune de ces ventes ayant constitué en soi un événement largement repris par la presse. L'œuvre Parcelle/Réseau mise en vente participe à la pratique de l'artiste dans la suite logique de son action le Territoire, puis le Territoire des Réseaux présenté en février 96 à la Galerie Pierre Nouvion à Monaco dans le cadre d'Imagina, un site Internet qui se visite encore aujourd'hui. http : //www.monaco.mc/exhib/territories. Cette nouvelle œuvre de Fred Forest constitue visuellement en soi une représentation intrinsèque des nouveaux "paysages" virtuels auxquels les technologies de l'informatique nous font désormais accéder. Anticipant sur une évolution inévitable des pratiques artistiques, du droit et du commerce de l'art, Fred Forest, non sans provocation, abandonne tous ses droits d'auteur au profit de l'acquéreur, rendu libre d'en commercialiser la diffusion à son propre profit. Cette provocation a le mérite, non seulement de poser la question des formes de création liées aux nouvelles technologies de communication, mais aussi de suggérer de nouvelles pratiques économiques et de diffusion de l'art, en quelque sorte un marché de l'art qui reste entièrement à inventer au seuil du XXIème siècle... Le phénomène d'Internet constitue en lui-même une situation remarquable et inédite : il s'avère être le catalyseur de changements culturels profonds. Il donne à l'artiste une double opportunité : - celle de devoir élaborer de nouvelles formes d'expression spécifiques au média : les "œuvres-réseaux". - celle d'offrir à l'individu-artiste la chance d'une plus grande "liberté", dans la mesure où, devenant son propre "éditeur", il échappe à la censure des pouvoirs et aux contraintes inhérentes au marché de l'art traditionnel." L'œuvre Parcelle/Réseau a été acquise pour un montant de 58.000 francs par Bruno Chabannes et Antoine Beaussant après un échange passionné entre différents enchérisseurs sous le feu des caméras et les applaudissements du public. Il est à noter que le prix atteint a été supérieur ce jour là à des produits du marché tels, entre autres, que des pièces d'Arman et des peintures de Combas... S'il s'agit bien d'une œuvre numérique, il faut néanmoins mentionner que, dans l'esprit de son auteur, son contenuen l'occurrence ne se réduit nullement à cette norme technique pas plus qu'à sa représentation visuelle, et à son rendu esthétique. Dans un contexte socio-économique et technique marqué idéologiquement, cette œuvre pose en effet les questions du support des œuvres d'art au seuil du XXIème siècle, de leur diffusion hors des circuits institués. Une nouvelle économie est possible à travers le réseau Internet. Cette vente-vedette qui a fonctionné avec un environnement médiatique exceptionnel a mis en œuvre une série de transgressions du fait des modalités mêmes arrêtées à l'avance par l'auteur de Parcelle-Réseau. - Transgression au regard du fétichisme attachées à l'objet d'art, toujours implicite dans l'achat des œuvres traditionnelles, dûment matérialisées. En échange de leur chèque d'acquisition pour Parcelle-Réseau, Bruno Chabannes et Antoine Beaussant, les heureux bénéficiaires, n'ont eu en retour de leur règlement... qu'un code confidentiel leur permettant d'accéder à l'œuvre sur Internet, une œuvre consultable depuis n'importe quel lieu dans le monde entier, une œuvre, enfin, qui fait l'économie des contrôles douaniers quand elle se promène d'un pays à l'autre sans connaître de frontières... - Transgression par rapport aux sacro-saintes lois des ventes publiques, la mise à prix de Parcelle-Réseau ayant été fixée à zéro franc par son auteur qui estimait, en l'occurrence, que sans référence (c'était la première fois qu'une œuvre de cette nature était mise en vente...), la mise à prix devait être fixée par le "marché" en temps réel, en fonction de la demande. - Transgression au regard du débat qui agite les spécialistes sur le problème de la protection des droits d'auteur, depuis le développement des nouvelles technologies de diffusion et surtout au sujet des pratiques sur le réseau Internet, l'auteur de Parcelle-Réseau ayant déclaré, avant la vente, qu'il abandonnait automatiquement tous ses droits commerciaux et intellectuels sur l'œuvre... à ses futurs acquéreurs. En même temps que les réseaux introduisent la fluidité dans les échanges, ils conduisent à une "dématérialisation", une sorte de "non-lieu", un lieu de déterritorialisation, entre le local et le global, à partir duquel s'initie le plaisir esthétique (un plaisir tout entier enraciné dans un présent) dans lequel le temps et l'espace, confondus, sont vécus comme un moment d'éternité (un moment "parfait"). Les modes d'appréhension et de diffusion des œuvres d'art sont en instance de faire face à une radicale mutation. La technique du collage-papier à la Max Ernst, à la Braque ou à la Picasso, nécessite quelques réactualisations urgentes avec l'apparition de l'ordinateur. L'hypertexte et la juxtaposition numérique des images permettent désormais à l'infini une "recombination" créative à partir d'une matière numérisée existante. Name June Paik avait déjà proposé en son temps le "collage" électronique le jour où il avait filmé une rue par la fenêtre du taxi qui le conduisait au Whisky à Gogo. Une nouvelle esthétique de l'assemblage textuel et iconique voit le jour, au grand dam de ceux qui défendent, bec et ongles, le droit de propriété des auteurs à travers l'idéologie de l'unicité et de la signature. Les facilités techniques de la "recombination" informatique comme systéme automatique de production de sens risquent de faire des plagiaires d'hier... les créateurs de génie de demainÝ! Sachant qu'un metalangage innovant peut toujours naître et se construire par croisement, et le sens se produire à la faveur de télescopages dûment choisis, que ce soit sur une table de dissection ou indifféremment l'écran de votre ordinateur... Les nouvelles technologies numériques de diffusion par réseaux à hauts débits vont permettre une ouverture inédite sur des gisements d'images et de sons animés, véritables réservoirs documentaires où les usagers et les artistes, en dehors de toutes grilles de programmes préétablies, confectionneront leurs propres produits en manipulant directement une nouvelle "matière": celle de l'infor-mation. A ce sujet on prendra connaissance utilement des travaux du Critical Art Ensemble un groupe d'artistes américains dont les positions politiques visent à la "résistance électronique" tous azimuts par une utilisation créative et radicale du réseau dans lequels se dessinent les prémisses d'une éthique originale. (La Résistance Electronique, Editions de l'Eclat, Paris, Novembre 1999, traduction Christine Tréguier).